Relations mai 2013
La grande tâche du pape
En choisissant le nom de François, le nouveau pape a ouvert une brèche symbolique dans l’institution de l’Église catholique, dont les symboles autant que la pratique renvoient à un modèle impérial et absolutiste qui est non seulement d’un autre temps, mais carrément antiévangélique. En effet, François d’Assise, dit « le petit pauvre », a initié, au XIIe siècle, un vaste mouvement qui allait à contre-courant de la toute-puissante Église de l’époque. Avec ses frères, il a cherché à incarner une Église fraternelle, solidaire des exclus, pauvre parmi les pauvres, se donnant le nom de « frères mineurs » – minores désignant en ce temps-là la classe des dépossédés.
Le nom, certes, ne suffit pas. Mais il devient une promesse quand il est accompagné d’une manière d’être humble, proche des gens, sans flafla, déconstruisant la façon toute hautaine et cléricale à laquelle nous étions habitués.
Nous connaissons les grands chantiers de réformes radicales qui attendent le nouveau pape. Ils concernent les structures ecclésiales modelées sur des pouvoirs antidémocratiques, héritées de la longue fréquentation de l’Église avec les puissances de ce monde, et sa manière toute doctrinaire d’être gardienne d’une tradition qu’elle refuse de revisiter en l’interprétant pour en faire une tradition vivante plutôt que pétrifiée. La marginalisation des femmes, à cet égard, est un véritable scandale. Tout cela est devenu plus que jamais un écran masquant l’Évangile, une chape qui rend l’Église inaudible et insignifiante. Comment en effet imaginer Jésus, aujourd’hui, dans ces intrigues de la curie, ces jeux de pouvoirs et d’argent, ces pompeux cérémonials? Et le voir complice d’une posture patriarcale qu’il remettait radicalement en cause en son temps?
Le pape François ne pourra ouvrir ces chantiers sans rallier d’autres ouvriers à cette tâche. Nous attendons donc la nomination des différents responsables des conseils de la curie – exemple-type, jusqu’à présent, d’un pouvoir religieux occulte et sectaire, déconnecté de la base. Ce sera le test révélateur de ses intentions et motivations. Aura-t-il le courage de nommer des laïques à ces postes? Travaillera-t-il à redonner aux Églises locales plus d’autonomie et la possibilité de choisir leurs évêques, rompant ainsi avec le modèle pyramidal que, de toute évidence, il exècre?
Le pape François a aussi montré des signes encourageants d’ouverture au monde, qui rompent avec la représentation de l’Église portée par son prédécesseur, celle d’une forteresse assiégée protégeant un trésor dont le monde moderne serait indigne parce que sécularisé. Cela ne veut pas dire qu’il doive suivre l’air du temps, mais plutôt engager le dialogue avec les forces vives de la société, en étant attentif à l’esprit de Dieu qui souffle dans le monde; écouter le cri des pauvres et de la Terre; rendre sa dignité à l’humanité jetable et superflue que « fabrique » à la chaîne notre société technicienne et capitaliste; témoigner d’une transcendance enracinée dans la condition humaine; être la voix des sans-voix. Suivre simplement les traces de Jésus. Ne pas le faire serait, pour l’Église catholique, faire le vide autour de soi, encourageant un ritualisme infantilisant, une mentalité soumise, une spiritualité désincarnée. Dans une entrevue qu’il donnait peu avant le conclave, Bergoglio ne disait-il pas : « si l’Église demeure refermée sur elle-même, autoréférentielle, alors elle dépérit »?
L’Église-peuple de Dieu, comme le monde actuel, n’ont pas besoin d’un pape doctrinaire, agissant comme propriétaire de la vérité, qui joindrait sa voix aux élites économiques et politiques qui maintiennent la population sous le joug de la résignation – au nom du « marché » ou de la « loi de Dieu », qu’importe. Mais d’un pèlerin de l’Évangile, équipé de l’amour de Dieu et du monde comme boussole, entraînant l’Église tout entière à sa suite hors les murs des pouvoirs, dans les quartiers malfamés de la vie, fragile et souffrante, pour y planter sa tente, accomplissant le rêve du poète et évêque brésilien Pedro Casaldáliga : « Moi, pécheur et évêque, je me confesse / de rêver d’une Église / vêtue seulement de l’Évangile et de sandales. »
Lorsqu’il était archevêque de Buenos Aires, Jorge Mario Bergoglio vivait dans un modeste appartement d’un quartier populaire – comme avant lui Dom Hélder Câmara, évêque de Recife, au Brésil, qui avait laissé son palais épiscopal pour habiter dans un bidonville, ou encore Pedro Casaldáliga, qui vit toujours dans une petite maison au milieu de son peuple amazonien, même s’il est menacé de mort par des latifundistes qui n’apprécient guère sa solidarité avec les peuples autochtones. Maintenant qu’il est évêque de Rome, osera-t-il le faire? Osons le croire.