Relations novembre 2012
La francisation au cœur du quotidien
L’auteure, travailleuse communautaire, est conseillère d’arrondissement pour Projet Montréal dans le district Saint-Henri–La-Petite-Bourgogne–Pointe-Saint-Charles
Je cherchais un colocataire. Moi-même immigrante, je m’installais dans mon premier logement au Québec. Je n’avais pas grand confort à partager, mais je ne voulais pas vivre seule. Le travail mis à part, j’avais du temps à offrir.
Abbas est arrivé dans ma vie avec son grand sourire et son incroyable vitalité. J’ai appris peu à peu son parcours et comment il avait dû quitter son pays, l’Iran. Arrivé depuis peu à Montréal, il demandait le statut de réfugié politique – qu’il obtint quelques mois plus tard. Il était dans la cinquantaine. Sa langue maternelle était le farsi, il ne connaissait pas le français et ne parlait que quelques mots d’anglais.
Je me souviens encore lorsqu’il est venu visiter l’appartement. La conversation ne pouvait qu’être limitée! Par la suite, je lui ai offert de boire un thé devant la fenêtre ensoleillée. « Energy! energy! » disait-il en me montrant le ciel. Il me l’a répété si souvent par après. L’énergie il l’avait, je l’avais, et elle circulait entre nous. Nous avons vécu ensemble plus d’un an. J’ai ainsi choisi de l’accompagner au quotidien dans son apprentissage de la langue et de la réalité d’ici, de vivre selon l’idée que l’accueil et la francisation des immigrants, ce n’est pas que l’affaire des autres – institutions, groupes communautaires, employeurs, etc. –, mais bien celle de nous tous.
Au début, nos échanges verbaux portaient essentiellement sur la nourriture partagée ou sur des aspects de l’organisation de la maison. Grâce à leur répétition quotidienne, Abbas apprivoisait les mots associés aux objets, couleurs et sensations que je lui désignais. Il apprenait « tranquillement pas vite », comme on le dit justement au Québec!
Quand il s’agissait de raconter une histoire ou même de parler politique internationale, c’était tout un défi. On utilisait la grande carte du monde accrochée dans la cuisine et on « jouait la pantomime », pour reprendre ses mots. Pour se faire comprendre, il fallait souvent mimer la scène plus que la raconter. Ça finissait souvent en rires!
Des mots prenaient aussi leur place dans notre langage commun parce qu’Abbas avait apprécié leur sonorité, ou que leur découverte était rattachée au plaisir d’un moment passé ensemble dans une tentative de discussion. La musique aidait aussi beaucoup. Abbas écoutait des chansons en français et y découvrait un mot, une phrase qu’il répétait ensuite à satiété dans toute la maison comme le « Écoute-moi! T’en vas pas! » de la chanson Aïcha de Rachid Taha. Parfois, la communication orale devenait trop difficile. L’un de nous était fatigué, moins motivé; et on ne s’en sortait pas, on ne se comprenait plus. Tant pis, on montait le volume de la radio et on dansait.
Rapidement, Abbas est venu avec moi au centre communautaire où je travaillais. Il a rencontré d’autres personnes qui ont pris le temps et tenté patiemment de communiquer avec lui. Il ramenait à la maison d’autres mots et d’autres expériences. Je me souviens comme il était heureux d’avoir compris le mot partager. Il m’expliquait avec le plus grand sérieux : « partager, c’est bon partager! »
Il avait envie d’apprendre. La langue française comme la vie dans ce nouveau pays où il venait d’atterrir. Et malgré ce qu’il avait pu vivre et la coupure d’avec ses racines et sa famille, il était curieux de tout et tout semblait l’enchanter.
Finalement, je me suis installée avec mon conjoint et Abbas a trouvé un nouveau logement. Nous sommes toujours restés en contact et il m’appelle toujours fidèlement plusieurs fois par année. Son français est toujours un peu haché, hésitant. Mais même au téléphone et sans support gestuel, nous continuons avec générosité à nous raconter l’essentiel.