Relations décembre 2006
La filière de la spéculation
L’auteur est membre du Groupe de recherche sur les activités minières en Afrique
De petites entreprises spécialisées dans le secteur de l’exploration minière sont très présentes sur le continent africain. Hautement spéculatives, elles assument les risques de l’exploration et assurent de rapides profits. À quel prix?
Les États africains étranglés par le poids de leurs dettes, héritiers d’une structure économique coloniale et n’étant plus en mesure d’investir dans l’exploration et l’exploitation minières, subissent les effets de la présence d’entreprises comme les juniors. Les États africains en tirent des bénéfices dérisoires en élaborant une politique minière nationale dont les éléments lui sont soufflés à l’oreille par les organisations financières internationales telle que la Banque mondiale.
On les appelle les juniors, car elles possèdent peu de capital. Ce sont des entreprises d’exploration et de développement minier dont les activités sont principalement financées par l’émission d’actions spécifiques à leurs activités. Il leur est difficile d’établir un budget ou de planifier des opérations en fonction de revenus issus d’activités minières. Elles peuvent toutefois avoir des actifs dans la production minière. Par opposition à cette définition, les grandes entreprises comme Barrick Gold, De Beers ou AngloGold Ashanti sont des majors, puisqu’elles ont les moyens de planifier leurs activités par le réinvestissement des revenus issus de leurs exploitations minières. Évidemment, cela n’empêche pas ces dernières de se financer en passant par les marchés boursiers. Dans le monde, 45 % de l’exploration se fait par les juniors et les ressources minières les plus courues sont l’or, le diamant et les métaux rares.
La sous-traitance du risque
Les juniors utilisent généralement des stratégies différentes de celles des autres entreprises minières. Peu d’entre elles produisent du minerai, elles sont instables et leurs revenus dépendent de la confiance de leurs investisseurs. Leur survie en tant qu’entreprises inscrites en bourse est tributaire des attentes des actionnaires. Contrairement aux majors, une mauvaise estimation des risques (mauvaise évaluation du dépôt, conflits avec les communautés) peut signifier très souvent la faillite. Par exemple, certains analystes financiers sont inquiets des performances de l’entreprise Golden Star Resources (une junior en passe de devenir une major) en conflit avec la communauté de Bogoso (Ghana) – surtout avec les mineurs artisanaux illégaux (galamseyers). Lié aux difficultés techniques entourant l’exploitation du gisement, l’avenir de cette entreprise n’est plus aussi prometteur, surtout si une baisse du prix de l’or se produit. Toutefois, la petite taille de ces entreprises compense le handicap du risque de faillite en leur conférant une flexibilité face aux changements économiques et politiques qui se produisent dans les régions où elles mènent leurs activités. C’est le cas de Banro Corporation qui a réussi à maintenir sa présence en République démocratique du Congo depuis 1985. Elle a été témoin de la chute du régime de Mobutu et des guerres qui ont sévi de 1990 à 2000. À l’occasion, sa petite taille lui permet aussi d’exploiter de petits dépôts miniers dédaignés par les majors, mais offrant une certaine rentabilité pour un projet à petite échelle.
La niche particulière occupée par ces petites entreprises dans l’industrie minière mondiale ne les place pas en compétition avec les grandes. Il y a une synergie entre ces deux types d’entreprises : les grandes soutiennent financièrement les petites, alors que ces dernières assument les risques de l’exploration. Plusieurs grandes entreprises accordent des contrats d’exploration aux petites près de leurs sites miniers en exploitation (ex. : Barrick Gold en Tanzanie ou AngloGold Ashanti au Ghana). D’autres fois, la junior lancera des travaux d’exploration dans des régions non exploitées et s’associera avec une major pour l’exploitation ou vendra les droits d’exploitation à une autre entreprise, encaissant les bénéfices de la vente. Si la junior ne trouve pas de gisement mais suscite une augmentation de sa valeur boursière, elle demeure tout aussi rentable pour les investisseurs.
Le caractère spéculatif caractéristique de ce secteur d’activité fait que les juniors sont souvent la source de tensions avec les communautés locales. Elles arpentent des territoires en déboisant et en creusant les terrains. Elles effectuent des forages exploratoires qui provoquent bruits et vibrations exposant à la contamination les sols et l’eau par le risque de fuites des carburants utilisés. Dans la plupart des cas, l’entreprise ne trouvera rien et quittera le territoire prospecté, dévasté, laissant les sols impropres à l’agriculture ou à l’élevage. Leur façon de s’approprier, pour l’exploration, d’anciens sites miniers abandonnés ou des zones où travaillent déjà des mineurs artisanaux ou des micro-entreprises locales constituent une autre cause de conflit. Dans les régions qui n’ont pas de vocation minière, l’arrivée de géologues suscite souvent de faux espoirs auprès des populations locales. L’entreprise, sachant qu’elle risque de ne rien découvrir, jugera trop prématurés les contacts avec ces populations et aura tendance à les éviter. Ainsi, sans qu’un seul coup de pelle ne soit donné, une relation conflictuelle peut s’installer entre elle et les populations locales.
Le Canada terroir fertile de juniors
Les transformations de l’économie – mondialisation et libéralisation des marchés – au cours des années 1990, expliquent leur présence accrue dans l’industrie minière. Elles ont profité, d’une part, de l’accessibilité au capital et de la diminution des risques d’investissements grâce aux différents outils financiers mis à la disposition des investisseurs (marchés à terme, syndication, swaps) et d’autre part, de la diminution des stocks de minéraux de qualité dans les mines des pays développés et de l’ouverture des pays dits « en voie de développement » aux investissements miniers étrangers. Dans le secteur de l’or, entre 1990 et 1995, le budget mondial d’exploration aura presque doublé, passant de 1,5 à 2,5 milliards $. La part de l’Afrique dans ce budget était de 310 millions $ en 1995, après avoir quadruplé depuis 1990, une progression inégalée dans les autres continents. Selon Ressources naturelles Canada, en 2003, près de 375 millions $US ont été investis pour l’exploration minière en Afrique par 117 entreprises. Un fait important à relever est que 53 d’entre elles, soit 42 %, étaient canadiennes.
Le Canada, par l’entremise de la bourse de Toronto, de l’expertise de son industrie minière et de ses secteurs affiliés (firmes d’analystes, d’avocats, équipementiers, etc.), est l’État qui héberge plus de la moitié des juniors du monde. En effet, en août 2006, la bourse de Toronto en abritait plus de 1000 sur un total de 1223 entreprises minières. C’est deux fois plus que les cinq bourses concurrentes réunies : l’ASX d’Australie, le LSE-AIM de Londres, l’AMEX et le NYSE américains et le JSE sud-africain! En 2004, seulement huit États africains n’ont pas été explorés par ces entreprises. Certains États sont littéralement envahis par les canadiennes. En 2003, on pouvait en dénombrer plus d’une vingtaine en Afrique du Sud, 18 au Ghana, 12 au Mali et 11 au Burkina Faso.
Les juniors canadiennes ont été impliquées dans différents conflits avec les communautés africaines. L’exemple le plus criant est celui des agissements de certaines d’entre elles en République Démocratique du Congo. En 2002, un rapport de l’ONU a directement ciblé des entreprises canadiennes qui auraient profité de la situation chaotique due à la guerre pour exploiter illégalement les ressources minières du pays. Quelques unes comme Tenke Mining et Banro Corporation ont été pointées du doigt par le rapport. Elles auraient profité du désordre pour accéder aux ressources minières par l’entremise de pots-de-vin. Les entreprises réfutent ces accusations. Plus grave encore est l’implication d’une entreprise dans des actes de guerre. En octobre 2004, Anvil Mining, une entreprise canado-australienne, aurait, selon le réseau de télévision australien ABC, prêté ses véhicules aériens et terrestres à l’armée congolaise pour perpétrer un massacre ayant fait 100 victimes. Elle affirme qu’on ne lui a pas laissé le choix. Il demeure qu’Anvil Mining est aujourd’hui toujours présente au Congo et s’apprête à devenir un producteur de cuivre de premier plan. On ne pourra plus vraiment la définir comme une junior. Ces exemples traduisent toute l’impunité dont jouissent certaines de ces entreprises canadiennes en Afrique. Les États africains sont rarement en mesure de les sanctionner et le Canada ne semble entreprendre aucune action visant à contrôler leurs activités hors de son propre territoire.
Le Canada a un rôle à jouer dans la recherche d’une issue que les États africains tentent de trouver, puisqu’il est le principal pays d’origine des juniors. Il peut tenir un rôle de premier plan dans l’établissement de normes internationales prescrivant la conduite responsable des entreprises. Malheureusement, tout indique qu’il a fait le choix de stimuler la croissance de son industrie minière, un secteur économique dans lequel il a un statut de puissance mondiale. Ce choix risque de donner encore plus de latitude et de place au secteur des juniors. Beaucoup d’investisseurs/spéculateurs y voient une occasion de s’enrichir grâce à l’instabilité et à la volatilité des valeurs boursières. L’inaction du gouvernement canadien est donc vue d’un bon œil. Sur le terrain, cela a malheureusement un effet néfaste sur le bien-être des populations africaines.