Relations mai-juin 2018

Amélie Descheneau-Guay

La ferme et son État. Réalisation : Marc Séguin

En donnant la parole aux acteurs de terrain de la ferme à dimension humaine, l’artiste multidisciplinaire Marc Séguin réussit à nous insuffler l’espérance des grands changements structurels attendus depuis plusieurs années dans le monde agricole québécois. Les divers intervenants du film – jeunes apprentis, propriétaires de petites fermes de proximité, militants d’organismes pour une agriculture écologique et responsable – nous expliquent leurs motivations à devenir « des acteurs du changement » et partagent avec nous les possibles déjà amorcés dans les nouvelles manières d’habiter le territoire.

À cet égard, l’exposé de Fernande Ouellet, productrice artisanale de canards et d’oies élevés au pâturage, est fort instructif : l’ex-résidente du Plateau-Mont-Royal explique avec clarté les luttes en présence dans le monde agricole québécois, divisé entre les forces vives du changement et les acteurs du « conventionnel dominant », expression référant aux acteurs du modèle agroindustriel actuel.

C’est principalement là que se révèle la force du documentaire de Séguin, dans la sélection d’intervenants fermiers se disant eux-mêmes « éduqués », dont certains sont des néo-ruraux animés par une passion contagieuse de la ferme autoportante à dimension humaine, avec une production à circuits courts qui intègre le consommateur dans le cycle.

Le documentaire de Séguin réussit donc non seulement à expliciter les enjeux, les forces et les luttes relatives au monde agricole québécois, mais aussi à nous transmettre la passion de jeunes et moins jeunes innovateurs écologistes.

La présence de certains intervenants, toutefois, peut laisser perplexe. Parce qu’il a financé le projet de la Ferme maraîchère biologique des Quatre Temps, André Desmarais – le milliardaire philanthrope – revient souvent dans le film pour exprimer, de manière surréaliste, son attachement à l’agriculture biologique, profitant de l’occasion pour critiquer la lourdeur de l’État. L’agriculture québécoise devient donc à certains moments un terreau fertile à une alliance tacite entre libéraux et libertariens. Il est en effet absurde, voire scandaleux, d’entendre Desmarais soutenir que « la terre n’appartient pas aux unions, mais aux citoyens » dans un discours antisyndical profondément déshistoricisé. La critique d’un Desmarais, présenté dans le film comme un citoyen et non comme un homme d’affaires, serait plus crédible si ce dernier ne participait pas de manière si évidente d’un système global contribuant à faire de la terre un objet de spéculation.

Séguin, qu’on pardonnera de vouloir donner la parole à un philanthrope libéral pour faire avancer politiquement les choses, n’est toutefois pas dupe de cette critique antisyndicale primaire. Il donne également la parole à l’agronome Patrick Mundler, professeur à l’Université Laval, qui ne manque pas de souligner ce danger d’un pacte non volontaire entre néolibéralisme et agroécologie à circuits courts. Tout en reconnaissant l’innovation des fermes écologistes, Mundler souligne la nécessaire gestion de l’offre pour le lait, sans laquelle plusieurs fermes québécoises auraient disparu, condamnant des familles à la pauvreté rurale.

C’est toutefois Jean Pronovost – auteur d’un rapport audacieux mais malheureusement tabletté posant un regard global sur l’agriculture au Québec –, qui prend le parti d’historiciser les luttes des cultivateurs québécois qui « ont eu beaucoup à se battre » dans un monde autrefois dominé par des multinationales anglosaxonnes. Or, ces luttes, si on y regarde de plus près, ne sont pas si dépassées. On les aurait toutefois mieux comprises – de même que les luttes en cours – si le film avait davantage évoqué la pression des multinationales agroalimentaires sur les agriculteurs québécois dans un marché globalisé.

On peut aussi se demander si le modèle des petites fermes est généralisable à l’ensemble du territoire québécois. Le documentaire est filmé surtout en Montérégie, dans les Cantons-de-l’Est et dans les Laurentides, des régions à forte croissance démographique, à proximité de deux grands centres urbains et des États-Unis et bénéficiant de conditions agro-climatiques moins rigoureuses qu’au Saguenay, en Gaspésie ou dans le Bas-Saint-Laurent.

C’est donc au niveau national qu’une véritable politique agricole de soutien à l’agriculture biologique doit être adoptée, pour tenir compte des multiples contextes territoriaux québécois. En rencontrant Marcel Groleau, l’actuel chef de l’Union des producteurs agricoles (UPA), Marc Séguin rappelle à cet égard l’inertie du gouvernement libéral qui ne fait que repousser le moment d’apporter des modifications significatives au modèle agricole en multipliant les consultations et rapports.

La tension entre la protection de nos acquis et l’innovation des jeunes agro-écologistes actuels est au cœur du documentaire, qui sait habilement nous montrer les deux côtés de la médaille. Pour cela, le film vaut certainement le détour.


La ferme et son État
Réalisation : Marc Séguin

Production : Atelier Brooklyn
Québec, 2017, 116 min.

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend