Relations août 2013

Libérer l'imagination

Éric Gagnon

La doublure du monde

L’auteur est sociologue et essayiste

L’imagination est constitutive de notre manière de percevoir et d’habiter le monde.

Pour Andrée
 

Dans Les villes invisibles (Seuil, 1974), Italo Calvino imagine un dialogue entre Marco Polo et le Grand Khan. Le voyageur vénitien décrit à l’empereur des Tartares les cités qu’il a visitées. Il lui parle d’une ville dont la moitié est de pierre et fixe, l’autre moitié démontable, mobile et provisoire; d’une ville entière sur pilotis, avec ses galeries, passerelles et échelles; d’une ville bâtie de manière à se refléter en tous points dans le lac qu’elle borde; d’une ville recouverte d’échafaudages, en continuel chantier pour ne pas voir débuter son usure et sa destruction; d’une ville où toutes les personnes que l’on croise rappellent un disparu; d’une ville dont le cimetière est sa réplique exacte, mais souterraine. Et de bien d’autres encore, avec leurs enchevêtrements de ponts, de canaux et d’escaliers, le tracé particulier de leurs rues et le style caractéristique de leurs édifices, les habitudes étranges de leurs habitants, les marchandises que les navires y transportent et qui s’échangent au marché, ce qu’en disent les voyageurs qui y sont allés ou les bergers qui n’osent y entrer, la manière dont elles se présentent à nous venant de la mer, du désert ou de la grande route. Villes rêvées, villes mystérieuses. À chacune, Calvino a donné un nom de femme.
 
Villes invisibles, parce qu’elles sont bien sûr le produit de l’imagination, de cette faculté qu’ont les hommes et les femmes de se faire une image de ce qui n’est pas là, n’est plus là ou n’a jamais existé. Villes invisibles parce qu’imaginaires, mais surtout parce qu’elles sont aussi, en quelque sorte, bien présentes sans qu’on puisse les voir. Les fables de Marco Polo nous parlent en effet des villes biens réelles que nous habitons, plus exactement des rêves et des désirs qui les animent, de la mémoire et des peurs qui les hantent, de ce qui attire les étrangers ou garde leurs habitants en attente, du dessein qui a présidé à leur fondation, de l’ordre ou du mouvement général derrière la confusion apparente, de ce qui les fait vivre et mourir. Ces villes invisibles sont bien là, elles se profilent derrières nos villes, comme leur fantôme ou leur âme. Villes imaginées certes, mais néanmoins familières parce qu’elles nous disent quelque chose sur les lieux que nous habitons et sur ce que nous sommes.
 
La matière de toute expérience
L’art du conteur est de faire apparaître ou entrevoir ces lieux. Il nous faut en effet de l’imagination pour voir le monde que nous habitons, pour percevoir ce qui l’anime et le fait bouger. Pour comprendre un geste, il faut imaginer une motivation. Pour saisir l’intrigue d’un film ou d’un reportage, il faut imaginer les événements qui précèdent les faits relatés ou la culture du milieu dans lequel évoluent les protagonistes. Pour saisir une confidence, il faut se représenter les sentiments de la personne. Pour donner une unité à notre propre vie, il faut se donner un projet, un destin ou une vocation, qui en relie toutes les dimensions. Il faut de l’imagination pour remplir les vides et les silences de notre existence, un peu comme le font les historiens avec l’histoire, dont ils doivent imaginer de larges pans, compléter les « trous », à partir de ce qu’ils savent ou de leur propre expérience. Il en faut pour rapailler les événements et trouver un fil conducteur entre eux, pour réunir et donner une signification aux multiples perceptions que nos sens recueillent à chaque instant. Il faut beaucoup d’imagination pour vivre dans le réel.
 
L’imagination sert non seulement à se projeter ailleurs, dans l’avenir ou dans un autre lieu, mais à être présent dans le monde. Elle ne nous projette pas seulement hors de nous, dans les représentations, fabulations ou constructions que nous créons; elle anime chacun de nos gestes, chacune de nos pensées; elle est dans nos multiples façons d’être, de bouger, de sentir. Circuler tout simplement dans une rue requiert notre imagination. Trier et assembler les multiples perceptions (visuelles, sonores, tactiles, olfactives et gustatives) en déambulant à la recherche d’un restaurant ou en léchant les vitrines, implique un travail de l’imagination, qui retient certaines images et les associe à d’anciennes perceptions pour leur donner un sens et une valeur. Les fantômes qui peuplent une mémoire font préférer ou éviter des lieux. Un paysage est lu avec un souvenir d’enfance, qui sert de point de comparaison et met en perspective ce qu’on a sous les yeux. Chacun transporte ainsi avec lui tout un imaginaire qui oriente sa vision et ses mouvements. À chaque coin de rue, l’imagination est mise en branle : on se demande ce que peut penser ce vieil homme debout sur le bord de la porte, ce que le sourire de cette jolie passante pouvait signifier (« s’adressait-il à moi? »), ou ce qui se cache derrière les fenêtres closes. On devine la chaleur étouffante qu’il doit faire l’été dans les mansardes des toits ou ce qu’un groupe d’hommes gesticulant mais inaudibles peuvent bien se dire. Le récit qui sera fait plus tard de ces déambulations va mobiliser lui aussi l’imagination, afin de le rendre compréhensible aux autres, intéressant, voire surprenant : un style de narration sera choisi, une forme donnée aux événements, avec des descriptions, des attentes, des surprises et des déceptions. En réorganisant ainsi l’espace, en sélectionnant les souvenirs, en amplifiant ou en omettant des détails, on reconstruit la ville parcourue.
 
Même l’œil du voyageur qui se rend pour la première fois dans une ville anticipe ce qu’il va voir à partir des images déjà vues, des romans lus, des cartes postales reçues ou des récits entendus. Ces représentations préalables guident le regard, déterminent les lieux où il croit devoir se rendre, le chemin à suivre et le temps requis, les obstacles ou les ralentissements possibles. Son imagination lui permet de « voir venir » comme on dit si bien. La ville est imaginée avant d’être perçue, et si l’anticipation est démentie, il faut là encore faire appel à l’imagination pour déchiffrer l’inattendu, le comprendre et l’intégrer à la représentation d’ensemble de la ville. On ne découvre jamais rien d’un œil vierge, tout est regardé à travers le prisme de notre imagination. Un peu à la manière d’un manteau, notre expérience sensible est doublée et renforcée de représentations qui la complètent, en relient les différentes parties, l’ajustent à notre personnalité et notre situation. En tous lieux, nous traînons avec nous cette doublure d’imaginaire avec laquelle nous percevons et habitons le monde.
 
Notre mode d’être
Notre imagination, de surcroît, est stimulée constamment par de nouvelles images : la publicité omniprésente ou les couvertures de magazines, qui nous parlent de ce que nous ne sommes pas ou nous ne ferons jamais; qui nous proposent des utopies sous la forme d’aspirations professionnelles, familiales et matérielles; les étalages des marchés avec leurs épices, tapis, tissus et bijoux, et tout ce qu’ils recèlent d’exotisme; les graffitis ou les sans-abri qui viennent briser l’image trop parfaite des lieux en introduisant une lézarde dans notre imaginaire trop lisse, un doute dans notre bonheur; les déchets et leurs odeurs, qui font faire des détours, brouillent la représentation idéalisée ou confirment les craintes. Et tant d’autres images encore. Toutes ces images et perceptions nouvelles qui naissent de l’expérience de la ville transforment imperceptiblement notre manière d’être et de réagir à ce qui nous arrive ou nous sollicite directement. Elles nous racontent nos joies, nos pertes, nos espérances et nos renoncements, tout en modifiant notre façon de les percevoir. Si nous projetons notre imaginaire sur la ville, celle-ci en retour nous en propose un qui fournit son lot de nouvelles images avec lesquelles nous nous regardons et déchiffrons, ou encore nous nous projetons; un imaginaire sans lequel on ne pourrait se voir ni se comprendre, qui fait surgir de la nouveauté, des doutes et des questions pour lesquels il faut donner une signification ou trouver une réponse. L’imagination n’est pas pure création de l’esprit : elle naît de notre expérience sensible et y retourne, pour ainsi dire, en modifiant notre perception.
 
Il en va ainsi de toutes nos expériences : notre imagination anticipe, relie, fait bifurquer, organise, ouvre des possibles. Dans l’érotisme, le sensible et l’imaginaire s’épousent si étroitement qu’on ne peut les démêler. La faculté de se représenter ce qui n’est pas immédiatement perceptible par nos sens est essentielle dans la séduction, où les feintes, les dissimulations et les mystères ont leur part; elle est essentielle dans la prise en compte du désir et du plaisir de l’autre, dans la reconnaissance même de son propre désir. Devant le voile, le silence et la pudeur, elle enrichit notre sensibilité corporelle, l’excite ou l’apaise, mais plus encore la nourrit de l’expérience de l’autre dans laquelle on se projette en l’imaginant. Point d’empathie ou de pitié, de compassion ou de répulsion, d’admiration ou d’amour sans imagination. L’éthique repose précisément sur la croyance que la vie ne se réduit pas à ce qu’on en voit, et le politique, sur la projection imaginaire d’un monde idéal, d’une vie autre. Dans les mythes, les romans, les spéculations philosophiques ou les théories scientifiques, l’imagination déploie toutes ses ressources pour parvenir à figurer l’infigurable : les origines de l’Univers, l’histoire des civilisations, le destin d’un individu. Une expérience proprement humaine a toujours un caractère poétique, puisqu’il s’agit d’assembler ou de combiner des images et des signes pour produire des représentations et des significations toujours renouvelées et parfois inattendues. Sans imagination notre vie aurait bien peu de consistance. Pour tout dire, nous ne tiendrions pas debout.
 
L’imagination n’est donc pas quelque chose qui se surajoute après coup à notre expérience, ni un voile qui la recouvre, l’obscurcit ou la fausse, mais ce qui relie les dimensions de cette expérience. On ne peut être dans le monde sans d’abord et continuellement l’imaginer. L’imagination est notre mode d’être. Elle nous permet de donner forme au monde, et ainsi de se former, de donner une forme à sa vie. Toujours elle nous projette vers ce qui n’est pas présent en raison de cette absence qui est au centre de notre vie et vers laquelle nous tendons : désir, questionnement, tout ce qui se dérobe à nous. Constamment mise en mouvement, il faut même la réfréner si on ne veut pas être submergé et paralysé par des représentations délirantes et inquiétantes de menaces, de complots ou de rumeurs; si l’on ne veut pas non plus se laisser enfermer dans de belles représentations où toutes les questions trouvent leur réponse et les événements leur explication, où il n’y a plus de place pour le doute, les démentis, les surprises. L’imagination est portée à la fois par le désir d’ouvrir les portes et celui de les refermer.
 
Les hommes et les femmes n’ont ainsi de cesse de recourir à leur capacité de se représenter ce qu’ils n’ont pas connu et ne pourront jamais connaître, ce qu’ils ont connu et ne peuvent retrouver, ce qu’ils croient connaître mais qui leur demeure pour une large part inconnu. Leur puissance fabulatrice leur est nécessaire simplement pour voir et entendre. Et s’ils ont le bonheur de lire un ouvrage comme celui de Calvino, ils s’apercevront qu’il y a encore bien d’autres choses à voir. L’imagination d’un autre enrichit la leur et, par là, change jusqu’à leur perception du monde.

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