Relations Été 2023 / Débat
La démocratie représentative a encore des vertus
La démocratie directe est-elle une solution à la démobilisation politique ?
Dans un contexte de perte de confiance envers les élites politiques et les partis traditionnels,
les initiatives populaires de démocratie directe se multiplient dans les pays occidentaux.
Si celles-ci ont en commun de promouvoir la participation citoyenne à la vie politique, paraissant de ce fait constituer une réponse « naturelle » et progressiste à la crise de confiance envers les institutions démocratiques, elles peuvent néanmoins présenter de nombreux écueils.
La démocratie directe est-elle de facto plus progressiste que la démocratie représentative ?
Quelles formes la participation citoyenne à la vie politique doit-elle prendre aujourd’hui ?
L’auteur est titulaire d’un doctorat en science politique et spécialiste de la pensée politique contemporaine, du pluralisme, des théories de la démocratie et des enjeux éthiques soulevés par la gouvernance urbaine
Dans Constituer le Québec (Atelier 10, 2014), Roméo Bouchard défend une vision typique de la démocratie directe. Une véritable démocratie, soutient-il, suppose la possibilité pour le peuple de participer directement à l’exercice du pouvoir politique. Les référendums d’initiative populaire, les assemblées délibératives tirées au sort ou divers mécanismes consultatifs sont des moyens propices à la réalisation d’un tel idéal. Comme dans toutes les défenses de la démocratie directe, son argumentaire s’articule autour d’une critique virulente de la démocratie représentative, les élections lui apparaissant comme une illusion, une opération par laquelle le peuple renonce à sa souveraineté pour la remettre entre les mains d’une élite qui, après le scrutin, contrôlera tous les leviers lui permettant de gouverner dans l’intérêt des riches qui l’appuient. Le peuple, se trouvant alors dépourvu des pouvoirs par lesquels il pourrait intervenir dans le processus décisionnel, ne se reconnaît plus dans les décisions de son gouvernement et finit par se sentir impuissant devant les défis sociaux, économiques et environnementaux qui le confrontent.
L’INFLUENCE INDIRECTE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE
Cette critique, qui tient la démocratie représentative pour responsable d’un certain cynisme – voire d’une « perte de foi » des citoyen·nes envers les institutions politiques – minimise, selon moi, l’importance des activités qui se déroulent à l’extérieur du périmètre étatique entre chaque mandat. Dans la société civile, les citoyen·nes « ordinaires » ne sont pas nécessairement réduits au silence en attendant l’élection suivante. Ils et elles émettent des jugements sur leurs gouvernements, en se basant sur leurs expériences, leurs valeurs et les conversations tenues avec leur entourage, de même que sur leurs aspirations comme parent, voisin, membre d’une communauté ethnoculturelle, habitant·e d’une localité, travailleur·euse, entrepreneur·euse, etc. Leurs opinions sont reprises ou reformulées dans les médias et les réseaux sociaux et par divers groupes d’intérêts, syndicats, associations volontaires, mouvements citoyens, etc. En retour, ces positions alimentent leurs réflexions, les amenant à renforcer ou à reconsidérer leurs opinions et leurs jugements, ceux-ci étant toujours partiels. Quiconque s’intéresse à la vie politique sait que ces opinions sont en outre plurielles, et qu’elles évoluent selon les circonstances.
Dans une démocratie représentative, ces mouvements de l’opinion influencent indirectement le pouvoir politique. Puisque les personnes qui gouvernent se soumettent
périodiquement à l’épreuve des urnes, elles doivent en tenir compte au moment de prendre position. Pour préserver ses appuis électoraux ou en gagner de nouveaux, le parti au pouvoir doit justifier ses décisions selon des termes qui lui attirent la faveur de l’opinion publique, les oppositions s’employant pour leur part à convaincre l’électorat que le gouvernement nuit à l’intérêt collectif afin de remporter le scrutin suivant. Les élections périodiques stimulent de ce fait des échanges continuels entre la sphère politique et la société civile, induisant dès lors une dynamique qui contribue à la formulation de visions concurrentes de l’intérêt collectif. Ce faisant, les rivalités partisanes contribuent à ramener incessamment la question du bien public dans les débats de la société civile, ce qui, à l’encontre des idées reçues, est plus facilement gommé dans une perspective de démocratie directe.
LA PRISE EN CHARGE DU PLURALISME
Dans la démocratie directe s’efface en effet la distinction, maintenue par les institutions de la démocratie représentative, entre l’État et la société civile. Les institutions qu’elle met de l’avant visent, chacune à sa façon, l’élimination de toute médiation entre la volonté populaire et l’action politique, les décisions collectives ne devant pas être considérées comme des décisions s’appuyant sur des visions particulières de l’intérêt collectif, mais comme l’actualisation immédiate de l’intérêt commun. À travers ses propositions institutionnelles se profile une image du peuple comme corps collectif s’exprimant d’une seule voix, qui se traduit dans les lois par lesquelles il se gouverne.
Or, une attention même superficielle aux débats qui animent la vie collective nous fait voir une autre réalité. La pluralité d’opinions qui existe dans la société civile pose en soi un problème à cette vision du peuple parlant d’une seule voix et à celle d’un régime dont l’autorité des décisions politiques découle de leur origine dans la volonté populaire. Cette conception politique est confrontée à une difficulté réelle lorsque les décisions ne font pas l’unanimité, une situation qui se produit d’ailleurs très régulièrement. La difficulté est tranchée en considérant la position majoritaire comme l’expression de la volonté souveraine. Dès lors, les citoyen·nes qui sont en désaccord avec cette position semblent facilement s’opposer à la volonté populaire, incarnée par la majorité, et nuire à la réalisation du bien commun. Dans ce contexte, la perspective d’un éventuel réexamen de cette décision s’avère peu prometteuse pour la dissidence, la démocratie directe entendant endiguer le danger qu’elle pose à l’intégrité de la communauté politique en cherchant à renforcer l’unité sociale, par la promotion du patriotisme, de l’appartenance nationale ou de la solidarité organique du groupe.
La démocratie représentative compose différemment avec les divisions sociales et politiques. En contribuant à la production d’opinions divergentes et à l’institutionnalisation du conflit politique, les changements de gouvernement permis par les élections périodiques cultivent parmi les citoyen·nes un scepticisme envers leurs dirigeant·es et les encouragent à percevoir les décisions politiques comme des actions relevant de conceptions particulières de l’intérêt collectif, sujettes à contestation et à des clivages légitimes. Les personnes qui sont en désaccord avec le gouvernement ne se méprennent pas sur la nature du bien commun ; elles ont seulement perdu une manche d’une joute politique sans fin. Leur défaite ne les amène donc pas à renoncer à leur critique et à leur mobilisation en vue de faire fléchir le gouvernement ou de le remplacer. Puisque le fonctionnement des institutions représentatives s’alimente de l’expression des désaccords, les divisions sociales et politiques ne sont pas considérées comme des menaces à l’intégrité du peuple ou à l’unité sociale, mais, au contraire, comme des éléments normaux et souhaitables de la vie démocratique.
Lisez l’autre point de vue de ce débat :
Malgré ses échecs, le mouvement Ma Voix permet d’imaginer autrement la démocratie de demain
par Anaïs Theviot