Relations mars-avril 2018
La démocratie pervertie
L’auteur est professeur de philosophie au Cégep Édouard-Montpetit, à Longueuil
Ce qui se passe aux États-Unis, avec la présidence de Donald Trump, est révélateur de la présence du venin du fascisme dans les sociétés démocratiques.
L’élection de Trump a plongé les États-Unis dans une tétanisation de l’esprit qui, au lieu de s’estomper avec le temps, s’aggrave à chaque mois de survie de cette présidence dont la seule chose que l’on puisse savoir avec certitude est qu’elle sera plus tard reconnue comme ayant été maudite.
Avec Trump, la démocratie américaine se trouve face à un défi mortel qui tient en un paradoxe que ce régime politique arrive difficilement à résoudre : accepter les décisions démocratiquement prises contre la démocratie elle-même.
Mais ce paradoxe troublant en cache un autre bien plus substantiel : c’est par manque de démocratie que sont nourries en démocratie les dynamiques antidémocratiques. Si elle était véritablement démocratique, jamais la démocratie ne pourrait créer les conditions pour que s’exprime en elle une demande de non-démocratie. Tout un réseau de complicités, de laisser-aller et d’indifférence est nécessaire pour que puissent se développer dans ce contexte les éléments constitutifs du fascisme, ceux-là mêmes qui ont rendu possible la victoire de Trump.
Dynamiques antidémocratiques
La démocratie naît d’un principe fondamental : le lieu du social est le lieu du commun, du partage, de ce qui appartient à tout le monde car il n’appartient à personne ; le lieu où se joue et se détermine la responsabilité commune de ce commun. C’est ce principe que le fascisme ne peut tolérer, celui-ci concevant au contraire le lieu du social comme étant le lieu de l’exclusion et de la domination. Toute dynamique qui, en démocratie, tendrait à créer les conditions de destruction du tissu social opère dans le sens du fascisme. Dans l’élection de Trump, des facteurs tels que le rejet du différent et la peur de l’étranger, synthétisés dans le racisme et le sectarisme (bigotry), ont joué un rôle essentiel.
En démocratie, la demande politique est, fondamentalement, une demande d’intégration, de solidarité principielle, de dignité. Cela s’exprime de la façon la plus évidente par le fait qu’il existe un État de droit, dans lequel le rôle premier et fondamental de la Loi est de protéger les individus et le social du crime et des abus du pouvoir. Dans le fascisme, la fonction première et fondamentale de la Loi est de punir, de réprimer et de culpabiliser la société dans son ensemble en la rendant impuissante et victime face au pouvoir et au crime allié de ce même pouvoir.
Ainsi, chaque fois qu’on a le sentiment, en démocratie, que la Loi protège le puissant et s’acharne sur les faibles, que les trafics d’influence et les compromissions sont à la base de décisions judiciaires, que le système juridique est doublé par une armée d’avocats et de clercs dont la seule fonction est de subvertir le sens commun de la justice, la démocratie prépare sa propre défaite, car la Loi doit être souveraine et personne ne peut s’en arroger la maîtrise. Le fascisme ne reconnaît pas cette souveraineté et considère que la Loi est fonction du pouvoir et que celui-ci a le droit de lui dicter son action et ses principes.
La subversion de la Loi commence par la politisation et l’idéologisation de l’appareil judiciaire. La loi ne doit plus répondre, même de manière hypocrite, à une demande de justice, mais exclusivement à une exigence de contrôle et de répression directement formulée par le pouvoir politique. La prise de contrôle de l’appareil judiciaire par le pouvoir politique est donc essentielle à toute politique antidémocratique et, a fortiori, fasciste. Ainsi, ce n’est pas étonnant que la hâte avec laquelle l’administration Trump procède en ce moment à la nomination de juges fédéraux pour placer des incompétents notoires dont le trait commun est de partager des idées d’extrême droite, inquiète au plus haut point les libéraux américains. Effectivement, ces nouveaux juges, le moment venu, pourront, sans se référer à une quelconque connaissance juridique ou réflexion éthique, simplement appliquer, sans souci de légitimité, les normes dictées par le pouvoir. Cette rage de nominations est d’autant plus significative que l’administration Trump laisse vacants, de façon volontaire et calculée, des milliers de postes essentiels au fonctionnement de l’État.
Synergie criminelle
La véritable contradiction constitutive de la démocratie moderne réside toutefois dans la présence au cœur des sociétés politiques d’un système économique qui lui est antithétique, le capitalisme, lui-même fondé sur le principe antisocial du profit à tout prix. L’histoire des temps modernes a été, entre autres, celle d’une lutte interminable au sein des sociétés occidentales entre la dimension politique/démocratique et celle économique/antidémocratique. Plus particulièrement, l’effort décisif des classes laborieuses pour introduire les exigences essentielles de la dignité et de la responsabilité collective à l’intérieur de la structure productive a rendu possible cette période de bien-être et de progrès social dont nous avons tous bénéficié jusqu’à tout récemment.
On s’épargnera les analyses postmodernes des mutations du capitalisme, mais force est de constater que celui-ci revient à ses amours interdites. Pour produire, il faut embaucher des travailleurs, les mobiliser et les organiser afin d’atteindre un objectif de création de richesse et il faut minimalement partager les gains. Mais il y a un autre type de capitalisme, qui a peu à voir avec celui-ci et qui ne tire son profit que de la spéculation sur la richesse produite par le travail humain. On l’appelle « capitalisme financier », mais en réalité, il s’agit de la mainmise sur nos sociétés d’organisations dont la fonction est de ponctionner l’économie mondiale. C’est le capitalisme des prédateurs, de ceux qui ne veulent d’aucune façon partager quoi que ce soit ; ils veulent tout simplement pomper la richesse collective sans rien créer, sans rien payer du travail accompli pour la produire. Le principe est celui-là même de la mafia : extorquer la richesse à sa source par la violence. D’où la complicité absolue entre ce système financier et les grandes mafias, qui ne pourraient exister sans la possibilité de pouvoir thésauriser les fruits de leurs crimes grâce à la protection des grandes banques qui garantissent, avec la complicité des gouvernements, la couverture de leur manœuvres.
Ce type de capitalisme qui gagne en puissance se construit sur ce qui est la base du fascisme, la solidarité négative, la solidarité dans le crime. Quand Trump affirme : « Je pourrais me tenir au milieu de la 5e avenue et abattre quelqu’un sans perdre un seul vote », c’est de cela qu’il se vante : sa capacité à faire appel à la solidarité des assassins et de leurs complices, celle-là même à laquelle en appellent le fascisme et le totalitarisme. Elle ne peut se réaliser qu’à travers la véritable corruption du social qui consiste en un détournement catastrophique de la loi en crime. Pour parvenir à ce stade extrême, ce capitalisme se cherche une forme politique qui puisse lui ouvrir les portes de la Loi, afin de la subvertir de l’intérieur. Pour que cela puisse avoir une moindre chance de réussir, il faut d’abord éliminer l’idée qui prévaut aux fondements mêmes de notre société occidentale ; il existe une vérité et elle est d’abord éthique, il existe donc un partage objectif du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du vrai et du faux, même si la nature de ce partage reste ouverte au débat, à la réflexion et au pluralisme des opinions. Au contraire, le fascisme s’acharne à détruire tout critère de vérité et instaure le mensonge au cœur de son discours, faisant paradoxalement de ce mensonge la seule vérité que tous doivent partager. Pour y parvenir, pour que le mensonge du pouvoir fasciste puisse se répandre et être accepté, il est nécessaire que soit détruite la capacité d’entendement des masses. Ce n’est donc pas un hasard si Trump et son administration sont déjà passés à l’histoire comme étant ceux ayant introduit au cœur même de la nation américaine le mensonge éhonté comme principe de gouvernement.
Dans son analyse de la montée du totalitarisme en Allemagne, Hannah Arendt a constaté qu’une clé de l’ascension de Hitler fut l’alliance de la bourgeoisie avec « la racaille » (the mob). Pour ce faire, la classe dominante bourgeoise devait trahir tous les principes qui avaient permis sa naissance et son développement, synthétisés par la philosophie des Lumières et la politique des droits de l’Homme. Aujourd’hui, avec la nouvelle classe dominante des rapaces du monde de la finance, de la spéculation systémique et des mafias internationales, cette alliance n’est plus vraiment nécessaire, car cette classe est elle-même the mob. Trump et ses acolytes n’ont pas besoin de trahir des idéaux dont ils n’ont jamais été pénétrés, ni de jeter par-dessus bord une culture qu’ils n’ont jamais acquise, ni de faire taire une intelligence et une sensibilité qui en eux ne se sont jamais exprimées. Rejetons d’un système démocratique qui s’est trahi lui-même, d’une ignorance nourrie par l’industrie culturelle la plus abjecte, ils sont prêts à imposer l’infamie qui les habite au monde entier. Ils sont nés et ils ont grandi dans les interstices de violence et de désolation d’une démocratie qu’aujourd’hui ils viennent hanter, pour notre plus grand malheur.