Relations août 2013
À la découverte d’un trésor caché
Depuis 1989, le journaliste Mohamed Lotfi produit, réalise et anime l’émission radiophonique « Souverains anonymes[1] » avec des détenus de la prison de Bordeaux. En prenant la parole, en libérant leur créativité par la poésie, la chanson et différents projets artistiques, en rencontrant des personnes de la communauté – des artistes pour la plupart –, les « souverains de Bordeaux » brisent des murs et créent des ponts. Non seulement l’imagination est-elle au cœur de cette aventure inédite, mais elle a une fonction vitale dans l’univers carcéral. Voici quelques extraits de l’entretien que Mohamed Lotfi nous a accordé pour parler des chemins vers l’épanouissement, l’estime de soi et la dignité humaine qu’ouvrent l’expression et l’imagination.
Relations : Quel rôle joue l’imagination dans votre vie et dans celle des détenus que vous côtoyez?
Mohamed Lotfi : Au début, je suis arrivé à la prison de Bordeaux avec un projet journalistique : je voulais savoir ce qu’un détenu avait à dire devant un micro. Mais rapidement, j’ai compris que son témoignage n’était pas le but. Le but, c’est de faire de ce témoignage la matière avec laquelle on travaille l’imagination, celle du détenu comme la mienne, d’ailleurs.
J’exerce et j’expose continuellement ma propre imagination dans mon travail d’animation pour l’émission de radio, notamment lorsque je reprends ce que les détenus me racontent. On explore ainsi la créativité. Les détenus sont souvent les premiers à ignorer leur potentiel en la matière. C’est à travers divers exercices qu’ils découvrent souvent l’ampleur de ce qu’ils sont capables de faire avec l’imagination et il y en a toujours un pour s’étonner de se découvrir plus imaginatif qu’il ne le croyait.
Je leur dis souvent : l’important n’est pas de raconter les choses telles qu’elles se sont passées; ça peut d’ailleurs souvent être assez ennuyeux. Il faut y mettre un peu de style, un peu de manière, ajouter un petit détail et ne pas nécessairement s’en tenir à la stricte vérité (on s’en fout!) et pour ça, il faut faire appel à l’imagination. J’apprends ainsi à ceux que j’appelle « mes souverains » à construire un récit et à le rendre intéressant. C’est naturel, je suis un passionné de littérature, mais aussi de cinéma, de théâtre, de danse, de tous ces univers qui font appel à l’imagination, la nourrissent et font en sorte que la vie soit supportable.
En prison, même la personne la moins imaginative est obligée de l’être. Une personne privée de liberté, qui vit dans cet état d’enfermement, doit absolument compenser. Quand ces gars ferment leurs yeux dans leur cellule la nuit, ils laissent place aux grands voyages, aux grandes évasions, aux grandes imaginations! Ils font reculer les murs de la prison. C’est parfois une question de survie. J’essaie, pour ma part, de canaliser leur imagination dans quelque chose de constructif et de la mettre au service de leur épanouissement personnel. Il n’y a pas de limites à l’imagination pour se construire une histoire, une identité, une appartenance : tout ça ne peut se faire sans elle. De plus, plusieurs détenus sont immigrants ou fils d’immigrants : ils possèdent donc une imagination culturelle différente, d’une autre couleur. On le sent bien dans leurs créations musicales, par exemple, particulièrement le rap. Si je mets l’accent sur la créativité artistique, c’est parce qu’on a tous un peu besoin de s’accomplir par elle et que chacun peut être ainsi source d’émerveillement et d’imagination pour l’autre. On arrive alors à créer un sentiment d’appartenance et un espace de liberté salutaires.
Par ailleurs, pour que cela soit possible, j’interdis aux détenus de me dire quel crime ils ont commis; je ne veux pas le savoir. Ils l’apprécient et ça permet de libérer tout le reste. Il me suffit de savoir que le gars est là et qu’il paie sa dette envers la société. J’estime que de le rejuger serait un manque d’imagination de ma part et qu’il est préférable que je porte sur lui un regard chargé d’espoir; c’est ce qui permet de susciter sa propre imagination.
Rel. : Qu’en est-il des idées noires, voire violentes qui peuvent aussi hanter leur imagination?
M. L. : Au sujet de la violence, les détenus me disent parfois : il vaut mieux la mettre en mots, en images, que dans la réalité. Il est vrai que de grands artistes explorent aussi cette voie. Tout en leur disant qu’ils n’ont pas tout à fait tort, je les sensibilise au fait que cela n’aide cependant pas à combattre les préjugés que les auditeurs de l’émission peuvent avoir à leur sujet. Or, on peut éviter cela et plutôt les surprendre.
Par exemple, un jour, un Américain qui venait d’un quartier très dur de Los Angeles, un détenu particulièrement violent mais en même temps très imaginatif, un performer incroyable, faisait un rap improvisé à partir de mots dictés par d’autres détenus. J’arrive et je lui propose : peace and love. Il est devenu tout troublé. Ça ne faisait pas partie de son langage, de ses thèmes habituels. J’ai insisté, et comme tout le monde a répété ces mots avec moi, il s’est mis à fouiller dans son imagination. Il est d’abord tombé dans le caricatural, puis il s’est pris au jeu et a fini par faire quelque chose de beaucoup plus profond parce qu’il a compris que les autres attendaient de voir comment il allait relever le défi.
Depuis plus de 23 ans, c’est un pont entre l’univers carcéral et la communauté que « Souverains anonymes » a permis de créer. Depuis l’automne 2012, je poursuis l’aventure avec « La vie devant soi », un projet cinématographique dans lequel mes « souverains », en confiant leurs rêves et leurs projets devant une caméra, s’engagent à se réapproprier leur qualité de citoyens à part entière, ayant des droits et des devoirs. Ils s’engagent envers la société et envers eux-mêmes. La caméra devient leur miroir et le symbole d’une porte de sortie. Là encore, l’imagination est à l’œuvre pour concevoir et communiquer, en peu de mots, leur vision d’un avenir enviable et réalisable. Des artistes participent toujours et apportent leur regard, leur écoute et entrent en dialogue avec les détenus. À travers cette personne de l’extérieur, c’est un peu toute la société qui est là.
Entrevue réalisée par Catherine Caron