Relations mars 2010

Le combat contre l'impunité

Gaëlle Breton-Le Goff

Justice internationale : la longue route

L’auteure est professeure associée au Département des sciences juridiques de l’UQAM et membre de la Coalition pour les droits des femmes en situation de conflit

Malgré ses limites et insuffisances, la justice internationale a marqué le XXe siècle et connu des avancées majeures, notamment celle de la reconnaissance des victimes. La volonté politique des États en reste la clé.

L’année 1945 marque un tournant dans l’histoire du droit pénal international. Pour la première fois, les principaux responsables d’un régime politique – le Troisième Reich – sont accusés de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de crimes contre la paix. Du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, les 22 accusés du tribunal de Nuremberg durent rendre des comptes quant à leur politique d’agression, d’occupation, de terreur envers les populations civiles, de déportation et d’extermination de millions d’êtres humains sur des bases ethniques, politiques, religieuses ou autres. Au cours des années qui suivirent, le tribunal militaire international de Tokyo jugea 28 responsables japonais pour des crimes d’agression et le traitement inhumain de prisonniers de guerre et de civils. Les crimes reprochés à l’armée japonaise couvraient la période allant de l’invasion de la Mandchourie, en 1931, à la fin de la Guerre du Pacifique.

La mise en place de ces deux tribunaux temporaires (ad hoc) concrétisait l’idée présentée dans l’article 227 du traité de paix de Versailles (1919), qui prévoyait la mise en accusation de l’ex-empereur allemand Guillaume II pour « offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités ». Malheureusement, Guillaume II ne fut jamais jugé et bénéficia de l’asile aux Pays-Bas.

Les tribunaux pénaux internationaux

Après la Deuxième Guerre mondiale, la guerre froide vint geler toute tentative de s’entendre sur un projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité ainsi que sur une cour pénale internationale. Il fallut attendre la chute du mur de Berlin, en 1989, pour voir une reprise des travaux au sein des Nations unies. L’éclatement de l’ancien empire soviétique devait amener son lot de conflits en ex-Yougoslavie, tandis que la région des Grands Lacs en Afrique s’apprêtait à sombrer dans un bain de sang. En réaction aux conflits des Balkans et sous la pression des organisations non gouvernementales et des médias, les membres du Conseil de sécurité de l’ONU décidèrent, dans un premier temps, de créer une commission d’experts chargée d’évaluer la possibilité d’un tribunal pénal international (TPI). À la faveur de circonstances politiques particulières, ils ont finalement opté pour la création d’un Tribunal pénal international ad hoc pour l’ex-Yougoslavie en 1993 (TPIY). L’année suivante, le nouveau gouvernement rwandais revendiquait la création d’un Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), pour juger les crimes commis durant le génocide de 1994. Fait notable : alors que les deux tribunaux militaires d’après-guerre avaient été créés par un traité conclu entre les vainqueurs, les deux tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ont été créés par des résolutions du Conseil de sécurité, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, soit en raison d’une rupture de la paix et de la sécurité internationale. Naîtra par la suite une troisième génération de tribunaux ad hoc, dont la particularité réside non pas dans leurs modalités de création, mais dans leur caractère hybride, mi-international, mi-national. C’est ainsi que s’établirent, à compter de 1999, des mécanismes mixtes de justice au Timor oriental, en Sierra Leone (2002), au Cambodge (2003) et au Liban (2005).

La Cour pénale internationale

L’année 1998 marque le second tournant de ce XXe siècle tourmenté. À Rome, le 17 juillet, devant les yeux ébahis de la communauté internationale et après des heures de difficiles tractations diplomatiques, s’élève la clameur qui célèbre la création de la Cour pénale internationale (CPI). Le Statut de Rome en définit les règles de fonctionnement. Contrairement aux tribunaux ad hoc, la CPI est une juridiction permanente à vocation universelle qui a pour mission de juger les auteurs de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Élaboré sur la base de l’expérience acquise aux TPI, le Statut de Rome contient plusieurs avancées majeures. Il couvre l’agression, les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité ainsi qu’un très grand nombre de crimes de guerre – qu’ils aient été commis dans le cadre d’un conflit interne ou international. Les crimes contre le personnel humanitaire et le personnel des Nations unies sont désormais inclus dans la liste des crimes de guerre. Pour la première fois dans un traité international, la reconnaissance du viol, de l’esclavage sexuel, de la grossesse forcée, de la stérilisation forcée, de la prostitution forcée et d’autres violations de nature sexuelle confère à ces crimes une importance égale aux crimes non sexuels, tels que le meurtre, l’extermination ou la disparition forcée. En intégrant les crimes sexuels dans la liste des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, la communauté des États réunis à Rome a solennellement condamné le recours à la violence sexuelle comme arme de guerre. Autre innovation importante : la reconnaissance des victimes. Alors que les tribunaux de Nuremberg, de Tokyo, du TPIR et du TPIY ne faisaient aucune place aux victimes lors des procès, ni ne leur octroyaient de réparation, le Statut de Rome autorise les victimes à y participer et instaure un mécanisme de réparation.

D’importantes limites

La prolifération des juridictions pénales internationales est sans doute l’une des caractéristiques les plus étonnantes des vingt dernières années. Elle illustre la percée de la justice pénale comme mode de réaction de la communauté internationale à l’égard des violations massives des droits de la personne. Désormais, aucun dictateur sanguinaire ou grand criminel d’État n’est à l’abri de la sanction du droit pénal international pour toujours.

Toutefois, l’avènement attendu de cette justice internationale ne saurait en masquer les limites. En premier lieu, son champ d’action est restreint dans le temps et dans l’espace. Temporaires, les tribunaux ad hoc ne peuvent poursuivre que pour des crimes commis durant une certaine période et dans un pays donné. Leur existence s’achève à la fin de leur mission. Ainsi, le TPIR est chargé de juger les citoyens rwandais pour des crimes qu’ils auraient commis au Rwanda ou dans les pays voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. En principe, il fermera ses portes d’ici peu après avoir jugé 74 personnes.

Pour sa part, la CPI n’est compétente qu’à l’égard des crimes commis à compter de l’entrée en vigueur du Statut de Rome, soit au mieux à compter du 1er juillet 2002. De plus, bien que la CPI ait une vocation universelle, sa juridiction se limite aux 110 pays qui ont ratifié le Statut de Rome. Par conséquent, des pays en conflit tels que la Somalie, le Soudan, la Birmanie, le Sri Lanka, l’Irak et Israël, qui ne l’ont pas ratifié, ne peuvent pas a priori faire l’objet d’une enquête. C’est aussi le cas de trois des cinq membres du Conseil de sécurité (Chine, Russie, États-Unis). Toutefois, l’article 13(2) du Statut de Rome permet au Conseil de sécurité de déférer à la Cour une situation relative à un pays qui n’est pas membre de la CPI en cas d’atteinte à la sécurité et à la paix internationales. C’est ce qui est arrivé dans le cas du Darfour. Bien sûr, il conviendra pour ce faire qu’aucun des membres permanents du Conseil de sécurité n’oppose son veto.

En second lieu, la justice internationale ne peut garantir que tous les grands criminels comparaîtront devant elle. En effet, très rapidement, il est apparu que les tribunaux pénaux internationaux ne pouvaient arrêter et juger tous les criminels de guerre, particulièrement dans le contexte des guerres internes actuelles où pullulent différents groupes armés et où se mêlent combattants et civils. Les limites financières, humaines et logistiques ont donc obligé les tribunaux à concentrer leur action sur « ceux qui portent la plus haute responsabilité des crimes internationaux », soit les dirigeants et les planificateurs. Dès lors, pour les victimes, la réalité de cette justice se dilue dans la chaîne de commandement tandis que leurs bourreaux, les exécutants, continuent de vivre à leurs côtés, le plus souvent grâce à une amnistie assortie de promesses de réconciliation.

Plus encore, les juridictions pénales internationales ne peuvent pas davantage garantir que tous les hauts responsables seront arrêtés et jugés par elles. Le droit international est, en effet, dépourvu d’organe policier. Dès lors, il revient à chacun des États de procéder aux arrestations et de livrer les présumés coupables aux juridictions. Or, si certains États coopèrent aisément, d’autres s’y refusent. C’est le cas du Soudan qui refuse d’arrêter le président Al Bashir, le ministre Harun et le milicien Ali Kushayb. Dans les faits, la décision de coopérer avec les juridictions internationales est souvent une question d’opportunité politique et le résultat de tractations diplomatiques. La Serbie, par exemple, a longtemps refusé de coopérer avec le TPIY; de nombreux journalistes ont souligné les liens entre l’arrestation de Radovan Karadzic et la promesse d’intégration de la Serbie dans l’Union européenne.

Volte-face des États africains

La nécessité de maintenir la paix est d’ailleurs souvent invoquée pour justifier l’impunité. Alors que le président de la République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) n’a pas hésité à transférer les anciens chefs rebelles d’Ituri à la CPI, il a récemment refusé de livrer l’ancien rebelle Bosco Ntaganda afin de préserver la paix et la sécurité à l’est de la RDC. Aujourd’hui général de l’armée régulière, celui-ci aurait contribué à la chute du groupe armé de Laurent Nkunda au début de 2009.

Dernièrement, certains États tels le Soudan et la Libye ont su instrumentaliser la grogne des États africains envers la CPI pour obtenir de l’Union africaine une déclaration par laquelle les États se sont engagés à ne pas livrer le président soudanais à la Cour. Les États africains reprochent au procureur de la CPI de trop s’intéresser aux violations commises en Afrique, à l’exclusion des crimes commis ailleurs dans le monde. La CPI serait ainsi perçue comme un instrument de domination du Nord sur le Sud. Cette volte-face des États africains, pourtant très favorables à la création de la CPI en 1998, a pour conséquence d’offrir sur un plateau d’argent l’impunité à un chef d’État. Elle remet en cause l’une des principales avancées du Statut de Rome selon laquelle nul, quel que soit son statut politique ou militaire, son rang hiérarchique, ne pourrait bénéficier de l’immunité de juridiction. S’agit-il d’un soubresaut de mécontentement ou d’une véritable remise en question? Seul l’avenir nous le dira.

Politisation et détournement de la justice

La CPI comme les tribunaux ad hoc n’échappent pas à une certaine politisation de la justice internationale. Alors que la Cour spéciale pour la Sierra Leone et le TPIY ont jugé les responsables des différents groupes armés impliqués dans le conflit, le TPIR n’a quant à lui jamais réussi à inculper les responsables de crimes de guerre commis par les armées de P. Kagame. Son mandat est pourtant suffisamment large pour les inclure. Partant du principe que ces crimes ne pouvaient être mis sur le même plan que ceux du génocide, le président rwandais s’est constamment opposé à ce que les crimes de guerre commis par le Front patriotique rwandais (FPR) soient examinés par le TPIR. En réaction aux révélations sur ces atrocités, les tribunaux rwandais auraient jugé 32 militaires du FPR pour des crimes commis en 1994, mais les supérieurs hiérarchiques qui auraient ordonné ou toléré ces crimes échappent encore à la justice, selon un rapport de Human Rights Watch (La loi et la réalité. Les progrès de la réforme judiciaire au Rwanda, 25 juillet 2008).

La CPI n’est pas non plus exempte de critiques. L’article 16 du Statut de Rome permet en effet au Conseil de sécurité de suspendre une enquête ou une poursuite pendant un an, renouvelable, pour des considérations relatives au maintien de la paix et de la sécurité internationales. C’est d’ailleurs ce que le Soudan cherche à obtenir. D’autre part, la stratégie de poursuite du bureau du procureur ne manque pas de soulever des interrogations. Dans le cas de l’Ouganda, si la plupart des Ougandais ont accueilli favorablement les actes d’accusation émis à l’encontre des chefs de l’Armée de résistance du Seigneur, certains souhaiteraient que les responsables de l’armée nationale soient également poursuivis par la CPI. Des réflexions identiques ont lieu en RDC et en République centrafricaine car dans ce coin du monde, les exactions à l’encontre des populations sont commises par les rebelles tout autant que par les armées régulières. Par ailleurs, la rédaction d’actes d’accusation étroitement concentrés sur un type de violation (les enfants soldats dans l’affaire Lubanga en RDC) ou un événement particulier (le massacre de Bogoro en Ituri, en RDC, dans les affaires Katanga et Ngudjolo Chui) laisse les victimes et les observateurs sur leur faim. Certaines victimes en Ituri, appartenant aux groupes ethniques victimes des exactions, se demandent quelle valeur exacte a leur vie lorsqu’une telle justice internationale attribue certains crimes sexuels exclusivement à certaines ethnies, alors qu’il est connu que ceux-ci ont été le fait de l’ensemble des parties au conflit (y compris les armées de Lubanga).

Justice des vainqueurs

Qualifier la justice internationale de justice des vainqueurs et l’accuser de partialité n’est pas nouveau. En 1946, lorsque le général McArthur établit le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, il prend soin d’écarter du processus judiciaire l’empereur japonais, alors commandant en chef des armées, afin de maintenir le système impérial et faciliter ainsi le processus de paix au Japon. Selon Cherif Bassiouni[1], les procès des militaires japonais auraient ainsi été conduits en violation des règles d’un procès juste et équitable et des principes de la responsabilité pénale. Il cite le cas du général Yamashita, jugé et condamné pour des crimes commis par les soldats japonais aux Philippines avant qu’il y ait pris son commandement. On reprocha aussi aux tribunaux d’après-guerre d’avoir occulté la question des crimes commis par les Alliés. Les soldats soviétiques, par exemple, sont soupçonnés d’avoir exécuté environ 15 000 prisonniers polonais, dont 8400 officiers, tandis que de nombreuses femmes ont été violées à Berlin et ailleurs en Europe par les armées alliées.

La justice pénale internationale fait face à de nombreux défis. Son action est nécessairemement limitée sur les plans matériel, financier et juridique. Elle doit, en outre, répondre aux attentes démesurées des victimes tout en naviguant entre les obstacles politiques et traiter avec des États qui, à un moment ou à un autre, privilégient la raison d’État. Si, comme d’autres juridictions internationales, la CPI doit se bâtir une légitimité, elle doit aussi agir dans le cadre de ce que nos dirigeants ont voulu pour elle. Mais au-delà des critiques et des difficultés, il convient de reconnaître qu’elle marque déjà la conscience de l’humanité.





[1] Cherif Bassiouni, « From Versailles to Rwanda in Seventy-Five Years : The Need to Establish a Permanent International Criminal Court », Harvard Human Rights Journal, 1997, vol. 10, p. 24 et 36.

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