Relations mars-avril 2016
Jésus le résistant
L’auteur, bibliste, a publié Venez voir Jésus de Nazareth (Novalis, 2015)
Jésus n’a cessé de résister à toutes les formes de domination que subissait son peuple. Son action au Temple de Jérusalem, lieu et symbole du pouvoir politique, social, économique et religieux, signera sa condamnation à mort.
La réalité de la résistance a profondément marqué l’activité de Jésus. En cela, le Nazaréen partageait la réaction de ses compatriotes de Galilée vis-à-vis de ceux qui, de Jérusalem, s’attaquaient à leur culture et, de Rome, cherchaient à piller leurs ressources.
On oublie souvent, en effet, que la Galilée – une partie importante de l’ancien royaume d’Israël – n’avait pas été partie prenante de l’élaboration de la Torah[1], réalisée dans le royaume de Juda (Judée), et de l’obligation du culte au Temple de Jérusalem. Séparée de Juda après avoir été exploitée par Salomon, puis conquise par l’Assyrie, la Galilée avait développé durant plusieurs siècles ses propres façons de vivre selon les traditions reçues de Moïse. À partir de -80, la Judée, après s’être emparée de la Galilée, fit d’énormes efforts pour la judaïser. Elle y installa ses chefs militaires qui s’approprièrent une bonne partie des terres arables ; elle y envoya une nuée de scribes pour contrôler les assemblées municipales et remplacer les coutumes galiléennes par les façons de faire judéennes ; elle chercha à ancrer chez les Galiléens l’impérieuse nécessité de se rendre à Jérusalem pour quelque activité culturelle que ce soit. À partir de -63, Rome ayant conquis tout le pays, la mise au pas de la Galilée devint un souci impérial. Nommé par le césar, Hérode Antipas établit et développa trois centres de taxation, gardés par des militaires, pour assurer le bon fonctionnement des opérations. Rome et Jérusalem marchaient main dans la main pour faire entrer la Galilée dans leur giron.
Résistance en Galilée
Il n’est nul besoin d’être expert ès évangiles pour savoir qu’une bonne partie des traditions qui concernent Jésus le montrent en conflit ouvert avec « les scribes descendus de Jérusalem ». L’évangile de Jean, aux chapitres 7-10, offre un bon résumé du contenu des débats et de leur âpreté. Dans une seule phrase, lapidaire à souhait, l’auteur résume ainsi l’avis de Jésus sur ses adversaires judéens : « Tous ceux qui sont venus avant moi, ce sont des voleurs et des bandits » (10, 8). Dans l’évangile de Marc, Jésus n’est pas plus tendre avec la légion romaine, au service des intérêts de l’Empire. En effet, dans le récit de la guérison d’un homme possédé par un esprit impur du nom de « Légion » (5, 1-13), il fait entrer celle-ci dans 2000 cochons, impurs et méprisés, pour qu’elle aille s’étouffer dans la mer. Quant au césar, il n’a droit qu’à ce qui lui appartient. Or, comme tout est à Dieu sur la terre de Dieu, tout ce que le césar s’approprie est du pur vol. Il serait donc absurde de lui payer l’impôt en plus (12, 13-17).
La résistance n’est pas qu’un trait marginal de l’activité de Jésus, elle la caractérise. Parce qu’il espère un avenir pleinement humain pour sa terre bien-aimée, il résiste de toutes ses forces aux pressions qui la défigurent, qu’elles soient d’origine politique, militaire, économique, sociale, familiale ou religieuse. Ses semblables, il les veut sains de corps et libérés des contraintes que les pouvoirs en place font peser sur les consciences. La liberté intérieure est finalement la plus belle des résistances, celle qui effraie le plus les puissants puisqu’elle attaque leur autorité dans son essence même. Cette résistance, il la mènera jusqu’au bout.
Résistance à Jérusalem
Le Temple n’est pas qu’un lieu de pèlerinage, il est surtout le symbole et le siège de tous les pouvoirs. Pouvoir politique, d’abord, qu’exerce le grand prêtre sous la surveillance du préfet qui veille aux intérêts de Rome. Pouvoir répressif, les forces policières y étant logées. Pouvoir financier, car le Temple est la banque centrale où s’amassent les taxes nécessaires à l’administration de la nation, où les veuves déposent les sommes convoitées par les « vautours » qui les entourent, et où sont recueillis les dons des pèlerins. Pouvoir religieux et social, enfin, car là officient les prêtres, porte-parole obligés de leur peuple auprès de Dieu, redoutables responsables de la santé publique, à l’abri des « impuretés » de la vie dans leur enceinte sacrée. Là bat le pouls de l’orgueilleuse Judée.
Pour Jésus, le Temple était contre-témoignage d’un Dieu de justice et de paix[2]. Un jour, il décide donc d’y monter pour lui annoncer que ses jours sont comptés. Il le fait au temps de la Pâque, alors que des dizaines de milliers de pèlerins se massent à Jérusalem, ce qui rend les Romains nerveux. En effet, cette fête est le rappel du jour où les ancêtres se sont libérés du joug du pharaon pour aller se trouver un pays. Pas de meilleure occasion pour annoncer la fin du pouvoir du pharaon-césar sur le pays, et de celui de son serviteur, le grand prêtre.
Le résistant part donc de la Galilée pour monter à Jérusalem – voyage qu’il n’a sans doute fait qu’une seule fois, étant loin d’être friand des pèlerinages. Plusieurs indications, dispersées dans les évangiles, permettent de percevoir le climat de clandestinité dans lequel se sont effectués ce déplacement et ce séjour.
Il s’y rend en cachette, sans que sa propre famille le sache (Jean 7, 1-14). Une grande prudence était de mise. Il ne semble pas être entré directement en Judée, mais avoir passé un certain temps de l’autre côté du Jourdain, parmi un groupe de partisans de Jean Baptiste. Il avait confiance en eux, et c’était réciproque. Ils l’auront renseigné sur la situation à Jérusalem, sans la présence d’oreilles indiscrètes (10, 40-42).
Une fois en Judée, Jésus commence par se rendre dans un village de la banlieue de Jérusalem, où demeurent quelques sympathisants : Marie, Marthe, Lazare (Jean 12, 1-3). Il est à l’abri chez eux. Puis, il monte, seul, au Temple, reconnaître les lieux (Marc 11, 11). Quand il a besoin d’un âne, il envoie deux de ses partisans à sa place, leur donnant ses instructions « codées » pour ne pas faire naître de soupçons (11, 1-3). Même chose quand il a besoin d’une salle où prendre ce qui sera son dernier repas (14, 12-16).
Quand il pose son geste contre le Temple – il en chasse vendeurs et acheteurs et renverse les tables des changeurs –, il est seul (Marc 11, 15-16). Il ne voulait vraisemblablement pas mettre ses partisans en danger. Pas surprenant que nous ne sachions pas ce qu’il a pu dire à cette occasion. Aux yeux de ses adversaires, cependant, il était clair qu’il avait annoncé la destruction du Temple (14, 58). Ses partisans ont certainement été surpris et apeurés quand ils ont appris ce qu’il avait fait. Une vieille source[3], qu’on retrouve dans l’évangile de Luc, rapporte une parole de Jésus (13, 35) selon laquelle Dieu a quitté son Temple pour laisser aux Judéens une maison vide. Jésus compare le Temple à un arbre sec et stérile qui méritait d’être jeté à la mer (Marc 11, 21-23). L’institution responsable de l’humiliation de sa Galilée devait cesser d’exister.
Il faudra qu’un des siens trahisse Jésus pour que les autorités réussissent à mettre la main sur lui (14, 43-47). Quant à ses partisans, « ils se sont tous enfuis » (14, 50). Jésus a vécu en résistant, et est mort d’avoir résisté.
Pour résister aujourd’hui
Il y a plusieurs leçons à tirer de l’expérience du Nazaréen. La résistance, c’est d’abord l’activité d’un être humain engagé, à l’esprit critique, qui veut transformer la réalité qui l’entoure au nom d’une échelle de valeurs différente. Elle suppose une longue et large réflexion sur soi et sa société. Le Nazaréen était un homme réfléchi.
La résistance s’inscrit ensuite à l’intérieur du monde dans lequel nous vivons. Elle suppose tout un réseau d’amitié, de solidarité, de partage, d’entraide. Jésus n’aurait pas pu vivre ses dernières années comme il l’a fait sans le groupe de ses partisans, des femmes qui l’aidaient (Luc 8,1-3), ou de ses amis de Béthanie. Il partageait tant l’humiliation que les espoirs de tout un peuple.
La résistance ne connaît pas non plus de limites puisque c’est l’ensemble de la réalité humaine qui est marquée par l’entrechoc des valeurs. La résistance de Jésus touche donc tant le politique, l’économique, le social que le religieux.
Que l’on soit croyant ou non, la rencontre avec le « résistant » Jésus ne laisse jamais indemne. C’est qu’il porte un regard radical sur tout, tout le temps. Peu lui importe qu’on soit avec lui, pourvu qu’on résiste comme lui. D’ailleurs, la résistance qu’il promeut est, en son temps (Matthieu 11, 25) comme maintenant, déjà vécue à la base de la société par celles et ceux qui portent le poids du mal du monde. Et aucune institution n’échappe à leur résistance, laquelle touche même le fond de soi, d’où montent tant d’appels aux compromissions. La résistance est de toujours, car elle trace le chemin de la vie.