Relations décembre 2004
Histoire d’une mise en tutelle
L’auteur, anthropologue, vient de publier La forêt vive. Récits fondateurs du peuple innu, Boréal, 2004
C’est vers 1840 que fut élaborée la politique canadienne envers les premiers peuples d’Amérique du Nord, qui a culminé dans la Loi sur les Indiens, en 1876. Ainsi fut mis en place le système qui devait les assimiler et les réduire à l’état de mineurs.
Nous avons perdu de vue que, de 1600 à 1815, les couronnes anglaise et française ont considéré qu’il y allait de leur intérêt d’entretenir, avec les peuples originaires d’Amérique, des relations du type de celles qu’elles avaient avec d’autres nations du vieux monde. C’est pourquoi elles s’allièrent par traité à certains d’entre eux, pour mieux faire la guerre à d’autres auxquels leurs concurrents européens avaient pris soin eux aussi de s’allier par traité. Bien que coûteuses, ces alliances étaient jugées fort utiles aux métropoles européennes en raison de la concurrence coloniale sévissant dans le nord-est de l’Amérique du Nord.
Mais les choses changèrent rapidement au début du XIXe siècle. La fourrure qui représentait encore 57 % des envois globaux de la colonie en 1786-1788, ne représentait plus que 9,2 % vers 1805. Elle avait cédé la place au bois, comptant alors pour 47,4 % des exportations, à la suite du blocus continental imposé par la France à l’Angleterre. Les spéculateurs cessèrent de considérer les territoires indiens comme des paradis à fourrure, pour y voir d’inépuisables réservoirs de bois et, à court terme, de terres agricoles à vendre aux immigrants européens dont les navires anglais venaient se dégorger à Québec avant de repartir avec leur chargement de bois. L’idée de s’approprier les territoires indiens s’imposa d’elle-même.
Ce tournant fut scellé par le traité de Gand, en 1815, qui mit fin au conflit entre l’Angleterre et ses anciennes colonies, et par la nécessité pour le gouvernement anglais de compter sur la force de frappe de certains peuples indiens pour défendre ses colonies américaines. Les États-Unis renonçaient à toute prétention sur le territoire canadien : cette mesure fut bien accueillie à Londres, qui faisait face à d’importantes dépenses militaires dues aux guerres napoléoniennes. L’année suivante, le secrétaire aux colonies demandait au commandant en chef des armées au Canada de « réduire les dépenses pour les Indiens en les ramenant au niveau où elles se trouvaient à la veille de 1811 », date du dernier conflit avec les États-Unis. Il ne lui fut toutefois pas possible de répondre à cette demande avant 1840.
Dans le même temps, pour détourner vers le Canada une partie des pauvres gens qui quittaient l’Europe en vue de faire fortune aux Amériques, la spéculation foncière suggéra quelques expériences pilotes de réserves sur la rive nord du Lac Ontario et sur la piste huronne, terrain privilégié de la collusion entre les autorités du Haut-Canada et les spéculateurs de tout acabit. S’appuyant sur un courant de l’opinion publique londonienne qui militait pour une « civilisation » des indigènes, les réserves travesties en œuvre de bienfaisance gagnèrent en crédibilité, tant en Europe qu’en Amérique. Elles étaient en fait un moyen privilégié d’assurer le transfert des terres indiennes à la couronne locale. Ces enclaves avaient d’abord été conçues comme des entités temporaires, véritables chambres de décompression dont l’existence ne devait pas dépasser le temps de l’assimilation de leurs pensionnaires. Dans ce processus particulier d’épuration ethnique, l’école devait jouer un rôle capital en préparant les enfants à un mode de vie différent, en enseignant l’agriculture, l’élevage et l’artisanat et en bannissant l’usage des langues maternelles.
Main basse sur les territoires
En mars 1840, la Chambre des communes de Londres fut saisie d’un projet d’union des deux Canada. Aucune mention n’y était faite des premiers peuples vivant sur ce territoire correspondant à la portion sud du Québec et de l’Ontario d’aujourd’hui, soit environ 1 000 000 de km2. Ce silence sur le sort des premiers peuples des Amériques était en train de devenir la consigne en Europe, tandis que le dossier autochtone devenait la priorité du gouvernement canadien qui mit sur pied deux enquêtes : la Commission Bagot (1842-1846) et la Commission Pennefather (1856-1858). Les recommandations de la première eurent pour conséquences de vider les territoires indiens de leurs habitants et de placer ceux-ci sous le contrôle direct du gouverneur dans des réserves, en vue d’éliminer leurs façons propres de faire les choses et, surtout, les sources symboliques dans lesquelles elles s’enracinaient.
En 1850, le législateur fit voter deux lois lui conférant un pouvoir absolu sur les terres indiennes non cédées, cédées ou réservées, en interdisant toute transaction foncière non autorisée par la couronne entre Indiens et non-Indiens. Pour souligner que les premiers avaient perdu tout contrôle sur leurs terres, le législateur prévoyait qu’aucun corps public municipal ou provincial n’était autorisé à imposer des taxes aux personnes habilitées à y vivre, c’est-à-dire aux Indiens. Comment ce gouvernement aurait-il pu justifier qu’on fasse payer des taxes à des gens qu’il considérait comme des mineurs? De telles mesures exigeaient évidemment une distinction nette entre les personnes indiennes et les autres, d’où la présence dans ces lois des premières définitions de la personne indienne au Canada.
En 1851, deux autres lois vinrent parfaire le travail législatif de l’année précédente. La première resserrait les critères définissant la personne indienne au Bas-Canada, en introduisant pour la première fois la discrimination entre les Indiens et les Indiennes engagés dans des unions mixtes (indien/ blanc). Les Indiennes perdaient leur statut lorsqu’elles épousaient des non-Indiens. La seconde loi autorisait le gouvernement à réserver 230 000 acres (une acre équivaut à 4000 m2) de terres appartenant à la couronne dans lesquelles il puiserait au besoin pour créer des réserves dans le Bas-Canada. Le gouvernement considérait alors qu’aucun titre indien n’ayant survécu à la colonisation française à l’est de la rivière des Outaouais, il détenait déjà dans cette partie de la colonie un titre clair cédé par la France lors de la signature du traité de Paris en 1763. Les autorités considéraient que la situation était différente dans la partie occidentale de la colonie, où les traités Robinson-Huron et Robinson-Supérieur avaient prévu la création de réserves en même temps que, selon l’interprétation gouvernementale, ils éteignaient le titre indien.
En 1857, avant même que la commission Pennefather ait remis son rapport, le gouvernement de l’union fit voter par la Chambre une de ses législations les plus contestables : « l’Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages en cette province et pour amender les lois relatives aux Sauvages ». Cette loi rendait formel ce qui était déjà implicite dans les lois de 1850 et de 1851, soit l’incapacité légale frappant ceux et celles qui répondaient positivement aux critères prévus par le parlement pour inscrire quelqu’un sur le registre des Affaires indiennes. La loi prévoyait que pour recouvrer la pleine capacité légale reconnue aux autres sujets de Sa Majesté, ces mineurs devaient se soumettre à un processus conduisant à l’émancipation. Une fois celle-ci accordée, leurs noms disparaissaient du registre des Affaires indiennes; dans le cas d’un homme marié, ceux de sa femme et de leurs enfants disparaissaient également. Ce qui se traduisait automatiquement par un rétrécissement de la superficie de la réserve, puisqu’elle était calculée au prorata du nombre des pupilles de l’État y résidant.
Une autonomie usurpée
La Constitution de 1867 fit du dossier indien un domaine de compétence fédérale. Le paragraphe 91 (24) résume laconiquement la nature de cette responsabilité : « les Indiens et les terres réservées pour les Indiens ». Depuis 1857, les membres des premiers peuples ne formaient plus qu’une clientèle de pupilles, dont le gouvernement disait représenter les intérêts et administrer les biens pour le temps que durerait le processus d’assimilation. Après quoi, il ne devait plus y avoir de problème indien, puisqu’il n’y aurait tout simplement plus d’Indiens.
Le texte même de la Constitution prévoyait l’entrée des autres colonies britanniques d’Amérique du Nord dans la confédération et l’achat des terres de la Compagnie de la baie d’Hudson. Dans ce dernier cas, comme dans celui de la Colombie-Britannique, on ne pouvait invoquer une extinction du titre foncier par la France. Avec le seul achat de ces territoires du Nord-Ouest, en 1869, la superficie du Canada passait subitement d’environ 1 240 000 km2 à près de 7 724 000 km2. L’idée d’annexer les Territoires du Nord-Ouest était dans l’air dès 1850. Des colons arrivés du Québec et d’Ontario avaient même commencé d’y pénétrer. Avec inquiétude, Ojibouais, Cris, Saulteux, Assiniboines, Blackfoot, Mississaugas, Potouatomis, etc. les voyaient s’installer comme s’ils étaient chez eux. Des accrochages se produisirent. Les Métis de la rivière Rouge craignaient également l’envahissement par les Canadiens. Le principal grief des uns et des autres était l’acquisition des Territoires du Nord-Ouest par le Canada. On ne s’opposait pas à l’idée d’accueillir des nouveaux résidents, mais il était hors de question d’accepter la façon dont cette colonie s’apprêtait à prendre possession du territoire sans échange préalable avec ses habitants.
Sentant la fièvre monter, le gouvernement se donna les moyens de contrer toute résistance. Le 22 juin 1869 était sanctionnée une loi autorisant le gouverneur général à substituer une forme de gouvernement local, conçu par ses fonctionnaires, aux institutions politiques grâce auxquelles ces peuples avaient évolué jusqu’à ce jour. Après avoir fait main basse sur les territoires indiens au début des années 1850, après avoir réduit formellement la capacité légale des personnes en 1857, voilà qu’en 1869 le législateur canadien procédait à l’annihilation de la capacité de se gouverner.
L’assujettissement par les traités
Vers la fin des années 1860, la nouvelle fédération fut une fois encore contrainte de poursuivre « l’opération traités », cette fois sur la partie du territoire canadien située entre l’Ontario et la Colombie-Britannique. Les sept premiers de cette série appelée « les 11 traités numérotés » furent signés de 1871 à 1877, entre les Rocheuses et les Grands lacs d’une part, la rivière Saskatchewan et la frontière sud du Canada d’autre part. En l’espace de sept ans, selon la version officielle, le Canada s’est acquitté de ses obligations découlant de la servitude foncière indienne dans une partie des territoires annexés en 1870, soit une superficie de 717 850 km2.
Il est important de réaliser que ce second processus de traités fut également dû à l’initiative des premiers peuples, contrairement à une certaine idée reçue voulant que ce soit d’abord le gouvernement qui ait tenu à se conformer à cette prescription de la Proclamation royale. Le malentendu était donc total, car les traités avaient été exigés par les Autochtones eux-mêmes, dans le même esprit que ceux de 1850 – et de ceux signés aux XVIIe et XVIIIe siècles avec les représentants des monarques européens.
De plus, diverses publications du Centre de recherche sur les traités du gouvernement fédéral laissent entendre, depuis une vingtaine d’années, que si la cession des terres se retrouve effectivement dans le texte de tous les traités, elle aurait rarement, sinon jamais été mentionnée comme telle lors des négociations. S’il en avait été autrement, des interprètes plus qualifiés que ceux qui accompagnaient les commissaires gouvernementaux auraient été requis pour traduire le concept d’extinction du titre à l’attention de gens dont la tradition juridique excluait toute possibilité d’aliénation d’un tel titre. Cette tradition permettait cependant le partage du territoire avec des gens venus d’ailleurs, dans la mesure où ces derniers faisaient montre d’une élémentaire courtoisie.
La plupart des chefs qui signèrent ces traités le firent pour obtenir des autorités canadiennes une aide technique permettant à leurs peuples de passer à l’agriculture, en échange du partage de leur territoire avec les Canadiens. Le bison était en voie de disparition et le gibier ne suffisait plus à supporter un tel accroissement de population. On demandait également une assistance alimentaire temporaire, pour assurer la transition d’un mode de production à l’autre. La signature de ces traités s’est rarement faite d’un seul coup. Dans certains cas, les commissaires obtinrent en une seule rencontre l’adhésion de tous les groupes intéressés dans les terres couvertes par le traité. Dans d’autres, il aura fallu plusieurs années pour l’obtenir. Les signataires des traités no 1 à 5, à qui ces ententes devaient garantir la sécurité économique et politique, étaient dans l’ensemble plutôt mécontents de la tournure des événements : l’aide à l’agriculture n’arrivait pas et le gibier se faisait rare. Quant à l’aide alimentaire également promise, elle se faisait parcimonieuse. Certains chefs commençaient à comprendre que le gouvernement se servait des traités pour assujettir leurs signataires.
De 1876 jusqu’au début des années 1880, les chefs Piapot, Gros Ours, Petit Pin et plusieurs autres multiplièrent les rencontres en vue d’organiser la résistance politique. Le gouvernement mit toutes ses énergies à contrer ce mouvement. Les Affaires indiennes le pressèrent de légiférer en vue d’anéantir les efforts des chefs indiens. La loi édictée, « Acte à l’effet de modifier à nouveau l’acte relatif aux Sauvages » reflétait bien la tension du climat social de cette époque. On y retrouve de véritables accents de loi martiale. Un article fit couler beaucoup d’encre : il interdisait certaines cérémonies auxquelles s’adonnaient les Indiens des Plaines et de la Colombie-Britannique. Cette disposition ne disparaîtra que lors de la révision de la Loi sur les Indiens, en 1951.
La situation dégénéra en 1885 dans le nord-ouest de la Saskatchewan, une région fortement militarisée. Il y eut mort d’hommes, Blancs, Métis et Indiens. Louis Riel fut pendu à Regina. Onze jours plus tard, ce fut au tour des Indiens de monter au gibet. Selon certains commentateurs, le gouvernement aurait pris prétexte de la seconde prise d’arme des Métis « pour atteindre un but qui lui échappait depuis 1870 – celui d’obtenir un contrôle absolu sur les Indiens ».
Cette politique d’usurpation des terres, des formes de gouvernement et du système de références de ces peuples explique le douloureux marasme dans lequel se débattent aujourd’hui plusieurs de ces communautés.