Relations Été 2023 / Dossier
Habiter le monde en poète
Face au désenchantement du monde, la poésie peut-elle éveiller une charge subversive, une vision porteuse d’un horizon autre ? Pour celui ou celle qui sait lui tendre l’oreille ou le regard, la poésie, sous toutes ses formes, a le potentiel d’ouvrir des chemins de sensibilités qui nous ramènent à l’essentiel de l’existence. Ainsi, elle s’oppose à la brutalité — celle qui agresse corps et imaginaires, celle qui restreint les espaces habitables. Alors que tout nous parle de logique marchande et utilitaire, habiter poétiquement la Terre est comme une invitation, voire une boussole éthique pouvant nous guider pour agir dans le respect de nos environnements, de façon plus attentive à ce qui nous entoure. Au fond, vivre avec les yeux et l’esprit du poète, n’est-ce pas vivre plus humainement ?
Qu’est-ce que la poésie ? Avons-nous besoin de la poésie aujourd’hui ? Ce sont là des questions inépuisables, car la poésie ne peut se résumer à aucune fonction ni à aucune définition. Irréductible à un propos, elle est sans pourquoi, ne prétend rien expliquer ni apporter de réponse à quoi que ce soit. Elle est en soi l’expérience de l’inexplicable, et le poème « ne fait que creuser, aggraver le questionnement[1] » sur le fait aussi évident et mystérieux qu’il y a de l’Être. Elle reflète nos doutes sur la possibilité d’être en relation avec soi, avec l’Autre et avec le monde, ainsi que notre inquiétude au sujet de notre capacité à faire coïncider le langage avec le réel, ou encore avec ce qu’il y a d’incommunicable et d’insaisissable en lui.
On sait que le mot « poésie » en grec (poiēsis) dérive du verbe poiein, qui signifie « faire », et qu’au Moyen Âge, le mot « troubadour » ou « trouvère » (du provençal trobar ou « trouver ») désignait le poète. L’étymologie nous renseigne sur l’état singulier auquel le ou la poète accède alors qu’iel amalgame le faire — le travail qui donne forme — et la rencontre dans la langue qui est la sienne d’une mémoire et d’un répertoire de possibilités préexistantes pour trouver et inventer un nouveau poème, une nouvelle harmonie[2]. Comme la pensée jette un coup de dés, le·la poète cherche à mettre la langue en jeu ou en acte. On peut aborder la poésie comme une façon d’être au monde avec le langage.
Plus largement, le domaine de la poésie est celui du sensible, des perceptions. La poésie veut donner à voir et faire mieux éprouver par les sens. L’expérience poétique est tel un saisissement devant le monde phénoménal, une façon de s’ouvrir à la présence de ce qui est et de s’abandonner « à l’impact prodigieux de l’instant[3] ». En cela, le champ poétique n’appartient pas seulement à un genre littéraire particulier, il déborde de ce que l’on appelle communément « poésie » pour englober ce qui vient aussi des autres formes d’expression artistique, des éléments naturels, de la beauté de gestes humbles ou grandioses, etc. Autrement dit, il se manifeste selon la manière dont les choses à l’état brut sont transmutées en une sorte de révélation qui parvient à atteindre l’âme humaine.
Pour tenter de dégager et de comprendre davantage, outre ce qu’elle est, mais ce que peut la poésie, il faut regarder le lieu même du sens. Les poètes touchent à ce qui est essentiel, c’est-à-dire à l’existentiel. Certain·es s’intéressent aux manières poétiques d’accéder à une vérité absolue, au sacré, à une unité avec un mystère situé dans un au-delà ou un ailleurs. D’autres font naître une nouvelle lecture de la réalité à partir d’un poème ou remettent en cause certaines fictions du réel. En fait, « plus qu’un accès au sens, c’est un accès de sens » qu’offre la poésie, écrit le philosophe Jean-Luc Nancy dans Résistance de la poésie (William Blake & Co, 1997, p. 11). Comme un accès au sens dans son infinitude, cet état de plus vive lucidité qui se produit de façon si singulière, dans et par elle, peut venir éclairer et inspirer une autre vision de l’être-au-monde et de l’être-ensemble, rythmer un autre chant du monde.
Pour que ce chant puisse résonner, nous devrons nous affranchir des logiques marchandes et rationalistes qui nous tiennent en captivité. Or, nous sommes plongé·es dans une époque où le cynisme devient l’arme privilégiée des « générations désenchantées ». L’émerveillement et l’étonnement philosophique (thaumazein) ont peine à trouver leur place au milieu de l’artificialité d’un monde dominé par la technique. Nous sommes, pour la majorité d’entre nous, coupé·es de notre « part Rimbaud », pour reprendre les mots de Romain Gary dans La nuit sera calme (Gallimard/Folio, 1974, p. 270), c’est-à-dire souvent coupé·es du rêve, de l’imaginaire, de l’inconnu, de notre part mythique. Cette mise à l’écart du poétique s’observe dans le champ médiatique, bien sûr, mais aussi social, culturel, etc. Au sein même de la littérature, la poésie n’attire qu’un lectorat très restreint. Délaissée en raison de son hermétisme, ou, au contraire, jugée trop légère et coupable de « joliesse », elle reste confinée dans un enclos marginal. Dans ce contexte, elle semble bien impuissante face à ce qui appauvrit et aplatit la langue, face à ce qui nous crétinise dans la culture dominante du divertissement et du consumérisme. Nous pouvons à juste titre nous demander si la poésie est même possible aujourd’hui, alors que l’existence apoétique s’insinue de toutes parts, alors que nous vivons dans une société « prosaïque », comme le dit si bien Edgar Morin.
Et pourtant, plutôt que de verser du côté de l’amertume face à ce constat, on ne peut qu’observer la fière obstination des poètes et le dynamisme de leurs communautés, pour ne parler que du monde littéraire, comme en témoigne la multiplication des lieux de diffusion de la poésie, et ce, en dépit du peu d’intérêt que la société leur porte en général. Les poètes d’aujourd’hui s’enfoncent profondément les mains dans la pâte de la vie, pâte qu’iels pétrissent en refusant de flotter « au-dessus » du monde dans leur tour d’ivoire, mais en s’immergeant plutôt entièrement « dans » l’existence humaine qui est celle de notre époque. Iels en nomment les violences, les injustices, les inégalités et les angoisses. Iels disent ce que nous partageons de notre condition humaine : la douleur, la souffrance, la finitude. Car le ou la poète contemporaine ne cherche pas nécessairement le beau ; iel renonce à l’apparence des choses, atteint la poésie en visant en plein dans le mille de l’existence et cherche la dénudation la plus totale, la transparence. Iel sait se faire solidaire des choses ordinaires de la vie : par exemple, le quotidien chez Maude Veilleux (« devant une lasagne ou une toast/la poésie doit être d’une netteté absolue »), la réalité dans sa vérité toute crue chez Josée Yvon (« oui la poésie est difficile, c’est la vie, donc dure et difficile »).
Bien que la poésie travaille constamment à se (re)définir, à se (dé)faire, comme en témoigne son histoire jalonnée de ruptures (tel le passage au vers libre) et de manifestes (symboliste, dadaïste, etc.), elle ne reste jamais très éloignée du champ du politique. Résolument engagée au XXe siècle chez Louis Aragon, Yannis Ritsos ou Mahmoud Darwich, entre autres, la poésie continue de diverses façons aujourd’hui d’incarner le « Liberté, j’écris ton nom » de Paul Éluard, sans que le politique ne soit nécessairement un thème explicite des œuvres. Dans le paysage québécois, du Nitassinan des poètes innu·es jusqu’aux quartiers de Montréal, des voix s’autorisent à parler à partir de leur propre lieu, de leur propre situation de langage. La poésie se fait force de résistance, lorsqu’elle s’affirme chez Joséphine Bacon ou Natasha Kanapé Fontaine en innu-aïmun par exemple, puisqu’elle donne des armes à la langue et accompagne le récit d’un peuple. Il y a des réservoirs d’utopie et de survivance en elle, autant dans la sphère intime que collective.
Si on laissait seulement la poésie être et agir en nous-mêmes et dans le monde, peut-être verrait-on alors toute sa puissance. Un célèbre vers du poète et philosophe de la période romantique Friedrich Hölderlin invitait à habiter poétiquement la Terre. Habiter signifie davantage que seulement vivre, c’est un arrachement à la vie inessentielle, c’est une pleine présence, simple et ouverte. Cette idée requiert une éthique féconde invitant à une réinvention totale des rapports qui nous lient au vivant : une « poéthique », comme l’appelle de ses vœux le poète et essayiste Jean-Claude Pinson.
Le présent dossier de Relations mêle quêtes et trouvailles, rassemble espoirs, interrogations et amitiés pour inspirer le développement d’une telle posture de vie, à l’image même des espaces que la poésie parvient à créer. Et même si « l’époque est vide », comme le dit Maude Veilleux, on peut se fier à la poésie pour continuer de résister. Elle devra pour cela avoir une volonté tenace ; alors seulement « il y aura des mots/capables d’affronter/le futur/de nos peurs[4]. »
[1]Lorand Gaspar, « Approche de la parole », Habiter poétiquement le monde : anthologie manifeste, Paris, Poesis, 2020, p. 238.
[2]Voir Eugène Green, En faisant, en trouvant : Notes sur la poésie, Paris, Exils Éditeur, 2022.
[3]Jean Onimus, « Qu’est-ce que le poétique ? », Habiter poétiquement le monde : anthologie manifeste, op.cit., p. 272.
[4]Louise Dupré et Ouanessa Younsi, Nous ne sommes pas des fées, Montréal, Mémoire d’encrier, 2022, p. 103.