Relations Été 2023 / ÉDITORIAL
Grandir
Mars 2023. Lorsque j’entre dans la chambre où ma mère est hospitalisée à la suite d’une chute, elle s’exclame : « Comme tu as grandi ! » Pourtant, loin de l’enfance, confrontée au délirium et aux autres réalités troublantes du stade avancé de la maladie d’Alzheimer, j’ai l’impression d’avoir vieilli de cent ans.
Le jour, je lui chante L’âme à la tendresse ; le soir, j’ai l’âme à la tristesse, sans avoir la tête à vous parler d’autre chose, à me dissocier de cette situation comme l’exige généralement la société. Comme des milliers de personnes au Québec, mes sœurs et moi pallions depuis plusieurs mois le manque de ressources et de personnel qui affecte la vie de tant de personnes âgées et malades, à domicile ou ailleurs (l’unité où nous passons de longues heures fermera en mai pour cette raison, mais quelle importance en cette époque où on ose fermer des urgences ?). Dieu sait ce qui nous attend sur le chemin de l’attente d’une place en CHSLD pour notre mère.
Certes, ma famille ne vivra (peut-être) pas le cauchemar que relate Denys Desjardins dans son documentaire crève-cœur J’ai placé ma mère. Sur le plateau de Tout le monde en parle, le 12 mars dernier, il ajoutait sa voix à toutes celles qui interpellent le premier ministre François Legault afin que plus jamais les familles ne soient empêchées de visiter leurs proches vulnérables hébergé·es en centre d’hébergement ou à l’hôpital, comme ce fut le cas pendant la pandémie de COVID-19. Plus de 5000 décès en CHSLD plus tard, incluant celui de la mère du réalisateur, ce film montre de manière poignante le caractère vital de l’accompagnement des proches et la nécessité de n’être dépossédé ni des liens qui aident à vivre, même à proximité de la mort, ni de la participation aux décisions relatives aux meilleurs soins possibles.
On peut se dire, tout comme Denys Desjardins, que puisque nous ne les enrayons pas avec détermination collectivement, nous tolérons nombre d’aberrations et de petites violences ordinaires : le manque de lieux d’hébergement publics pour aîné·es ; l’absurde délai de 24 heures à respecter pour y être admis une fois qu’on obtient enfin une place ; les couches des malades laissées pleines trop longtemps par un personnel dévalorisé et éreinté ; la multiplication des chambres à 3 ou 4 personnes qui augmentent le risque de contagion – une mesure qui avait pourtant été abolie en 2017 et qui a été autorisée à nouveau par le gouvernement le 2 juillet dernier.
Interpeler François Legault en la matière comme s’il était l’homme de la situation ne donnera pas le résultat espéré : il fait partie de l’élite politique et économique qui a poussé les réformes néolibérales conduisant au désastre actuel et qui sait qu’elle aura toujours les moyens d’échapper au sort de la majorité et des plus démunis en payant pour s’offrir des soins privés. Cette élite, il faut la sortir des lieux de pouvoir si on veut espérer transformer notre société qui s’enlise dans les dysfonctionnements et ne sait souvent pas agir en conséquence des savoirs et connaissances dont elle dispose. Car nous savons depuis longtemps que le vieillissement de la population au Québec est tel qu’il nécessite bien plus que ce qui est en place pour y faire face.
D’ici la fin de 2023, la Commissaire à la santé et au bien-être doit recommander au gouvernement des moyens de fournir davantage de soins à domicile aux personnes âgées. Or, les moyens d’y arriver sont déjà connus et la question est plutôt de savoir ce qui va forcer ce gouvernement à faire autre chose qu’annoncer, comme il l’a fait dans son dernier budget, quelque 193 millions de dollars par an pour ces soins, alors que la vérificatrice générale estime à pas moins de 2 milliards par an les sommes requises pour ceux-ci[1]. En baissant les impôts en faveur des plus riches, il se prive de façon aberrante d’une somme similaire (1,7 milliard par an) qui aurait pu être allouée aux services publics et communautaires, entre autres priorités. Où peut-on voir la volonté de créer l’équilibre nécessaire entre l’amélioration des soins à domicile pour aîné·es et la création tout aussi nécessaire des milliers de chambres en hébergement spécialisé manquantes actuellement, cela dans des lieux autres que les trop coûteuses maisons des aînés ou les néo-hospices lugubres livrés aux griffes gourmandes d’acteurs privés ?
Comme le dit Denys Desjardins, « j’ai peur du monde dans lequel nous allons vieillir ». Je crains que le Québec soit incapable de grandir (clin d’œil à ma mère) et de se donner un gouvernement responsable, capable de réaliser la révolution qui s’impose dans l’ensemble du domaine des soins et des ressources destinés aux aîné·es, incluant des soins palliatifs accessibles à toute personne en ayant besoin. Je crains une société qui, en attendant, préfère se féliciter d’élargir l’accès à l’aide médicale à mourir.
[1] Selon le communiqué de l’Association des retraitées et retraités de l’éducation et des autres services publics du Québec – AREQ (CSQ), 23 mars 2023.