Relations Automne 2022 / Dossier

GAFAM : briser l’emprise

Les GAFAM — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft — font partie de notre quotidien. L’emprise de ces géants du numérique sur nos sociétés s’accroît plus que jamais. Leur valeur boursière bat des records, rivalisant avec le PIB de pays du G7. Comment brider ce pouvoir démesuré qui transcende les frontières nationales et façonne le monde selon ses intérêts, faisant peu de cas de la démocratie, des droits des travailleurs et des travailleuses, et en creusant une empreinte écologique beaucoup plus grande qu’il n’y paraît ? Quelles réglementations mettre en place aux plans local et international ? Quelles luttes — syndicales ou autres — mener contre le modèle de capitalisme qu’impose Amazon à des secteurs toujours plus larges de l’économie ? Ce dossier se penche sur ces voies pour contribuer à briser l’emprise des GAFAM.
Baron Lanteigne, Manipulation 10, 2022, animation, dimensions variables. Photo : Baron Lanteigne.
Dans l’espace de la quinzaine d’années qu’il leur aura suffi pour décupler leur valeur boursière (qui s’élevait, début 2022, à plus de 10 000 milliards de dollars, soit environ 6 fois le PIB du Canada), les GAFAM ont envahi nos vies. D’innovations sympathiques promettant de nous libérer de tous nos problèmes (il y a une application pour tout, disait le slogan d’Apple), leurs produits et services – téléphone intelligent, médias sociaux, infonuagique et achat en ligne tous azimuts, entre autres – sont devenus incontournables dans une société de plus en plus organisée autour du numérique.
Pour ne prendre que l’exemple du Québec, 81 % des personnes possèdent désormais un téléphone intelligent fonctionnant forcément à l’aide du système d’exploitation d’Apple (iOS) ou de Google (Android). Environ la moitié des adultes s’en servent comme principal moyen d’accès à Internet, et le tiers utilisent les médias sociaux (Facebook en tête) comme source privilégiée d’information (une proportion qui grimpe à 67 % chez les 18-24 ans)[1]. Aussi, près du tiers des Québécoises et des Québécois sont membres du service Prime d’Amazon, entreprise qui récolte 48 % des ventes en ligne effectuées au Québec. Et depuis le début de la pandémie de COVID-19, nous sommes devenus encore plus dépendants des services offerts par les géants du Web, qui ont permis à plusieurs, faute de mieux, de garder leur emploi et le contact avec leurs proches en période de confinement.
L’emprise des GAFAM, toutefois, ne se mesure pas seulement à la position de domination sans partage que ces firmes oligopolistiques occupent dans leurs multiples secteurs d’activité (circulation de l’information, télécommunications, culture, vente au détail, etc.), mais bien dans le modèle économique qu’elles imposent. Un modèle qui repose sur l’appropriation de masses colossales de données personnelles, leur analyse et leur monétisation – ce qu’on appelle communément le big data. Cette nouvelle forme d’extractivisme, en quelque sorte, exerce une immense pression pour que soit déployée une infrastructure grandissante d’extraction, de traitement et de valorisation des données – notamment par le biais d’une quantité exponentielle d’objets connectés, de l’infonuagique, de la 5G, voire de la 6G si la course aux métavers, déjà annoncée, se concrétise.
La puissance des géants du numérique ressemble ainsi en tous points à ce que le philosophe Ivan Illich appelait un monopole radical, pour parler notamment de l’automobile. À mesure que l’usage de la voiture se généralise, analysait-il dans Énergie et équité (1973), les autres formes de transport sont marginalisées et la dépendance à son égard se creuse. La pression s’accroît aussi pour que les infrastructures liées à l’automobile (autoroutes, stationnements, stations-services, etc.) prennent toujours plus d’expansion, entraînant à la hausse les embouteillages et la consommation d’énergie, ce qui finit par annuler les promesses de liberté et de mobilité que faisait miroiter cette industrie.
On peut dire qu’il en va de même avec le numérique sous la houlette des GAFAM, en particulier depuis la pandémie de COVID-19. Non seulement est-il de plus en plus compliqué, structurellement, de se passer de leurs produits (difficile, par exemple, d’accéder à certains biens et services sans accès à Internet, voire sans téléphone mobile), mais c’est aussi psychiquement le cas : les géants du numérique, on le sait, ont développé sciemment des moyens de nous rendre accros à leurs plateformes en exploitant, entre autres, les circuits de la récompense dans le cerveau. Surtout, à mesure que croît leur usage, la liberté et même l’efficacité énergétique que nous promettent les géants du numérique – dont les algorithmes seraient censés garantir l’optimisation de la consommation électrique, entre autres – s’évaporent tels des mirages virtuels.
Plus besoin de démontrer, en effet, que le capitalisme de surveillance qui découle de l’ère des big data est un grave danger pour les libertés, en particulier civiles et démocratiques. Anéantissant la vie privée, il fonctionne comme un vaste dispositif de profilage et de contrôle social mis au service d’un nombre croissant d’acteurs – des annonceurs aux employeurs en passant par les partis politiques et les forces policières – qui cherchent à orienter ou modifier nos conduites par des moyens toujours plus développés[2]. Quant aux promesses de responsabilité environnementale des GAFAM, ancrées dans l’illusion tenace voulant que le numérique soit « immatériel », leur vernis craque de plus en plus face à la dévastation en cours. La part mondiale de gaz à effet de serre émis par le numérique se situe en effet autour de 4 % et pourrait bien atteindre 8 % d’ici 2025, selon le think tank français The Shift Project. Ce bilan est entre autres lié à la forte consommation d’électricité de ce secteur (10 % à 15 % de la production mondiale d’électricité, dont une grande partie est issue des énergies fossiles), mais aussi à la lourde empreinte de la fabrication des appareils (notamment l’extraction des divers métaux qu’ils contiennent) et à la gestion des montagnes de déchets toxiques qu’il génère, résultat des pratiques d’obsolescence programmée des fabricants.
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Dès lors, comment contrer l’emprise grandissante des GAFAM sur nos vies et sur de larges pans de notre société ? À l’image de cette domination multiforme, les voies qui s’offrent à nous pour brider le pouvoir des géants du Web sont multiples et ce dossier en explore quelques-unes, notamment en matière de régulation étatique et supranationale. Elles visent non seulement leurs secteurs d’activité respectifs, mais aussi la quasi souveraineté dont jouissent ces multinationales, actrices centrales de l’économie mondialisée.

Après des décennies de laisser-faire complice ayant mis la table à leur hypertrophie, les États semblent en effet sortir de leur inertie. Si le Canada se montre encore très timoré, les États-Unis et l’Union européenne prennent de plus en plus de mesures significatives, intégrant des sanctions financières et poussant l’idée du démantèlement des GAFAM en vertu de lois antitrust. Dans tous ces cas, toutefois, tout comme en ce qui concerne les efforts pour forcer les géants du Web à payer leurs impôts, leur lobbying acharné arrive trop souvent à réduire la portée des efforts de régulation.
Dans ce contexte, les actions du mouvement syndical qui se multiplient dans différents pays, en particulier contre le modèle Amazon, ont aussi un rôle important à jouer. En plus de permettre une amélioration des conditions de travail, le mouvement syndical met du sable dans l’engrenage de la machine bien huilée d’Amazon, dont les entrepôts sont de véritables laboratoires d’un « fordisme de plateforme[3]», alliant déshumanisation du travail et robotisation de sa gestion.
Si ces initiatives – et tant d’autres – sont nécessaires et peuvent constituer des freins importants au modèle du capitalisme algorithmique, le fond du problème restera entier tant que la pression capitaliste à extraire des données motivera l’expansion de la numérisation du monde. Or, on le sait, cette voie mène tout droit vers un cul-de-sac, et sans doute plus rapidement qu’on le pense. Comme le rappelle Frédéric Bordage dans le présent dossier, le numérique s’apparente en quelque sorte à une ressource non renouvelable. Il dépend en effet de l’extraction d’une foule de métaux rares dont les réserves disponibles s’amenuisent rapidement, au point où des pénuries sont à prévoir dans un horizon d’à peine dix ans.[4]
Si nous voulons tirer parti durablement des services que peut nous rendre le numérique, un outil d’une puissance inédite dans l’histoire humaine, il importe donc d’en faire un usage raisonné dès maintenant. Cela passe entre autres par le développement de modes de propriété collectifs, comme les logiciels libres ou diverses formes de gestion mutualisée des données, auxquels il faut accorder des protections et des soutiens publics. Mais il faut aussi réduire la place qu’on accorde au numérique dans nos vies et dans nos sociétés, pour tendre vers une forme de sobriété qu’on pourrait aussi appeler décroissance.
Non seulement la planète s’en portera-t-elle mieux, mais parions qu’il en ira de même pour notre culture, nos relations sociales, notre santé mentale et physique et notre démocratie.
[1] « Actualités en ligne, réseaux sociaux et balados », Enquête NETendances 2021, vol. 12, no 8.
[2] Voir notre dossier « Contrôle social 2.0 », Relations, no 776, janvier-février 2015.
[3] Francesco Massimo, « How Amazon Invented “Plat-Fordism” », Catalyst, 23 mai 2022 [en ligne].
[4] Voir Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.