Relations janvier-février 2018
Fédérer les femmes dans la diversité
L’auteure est directrice du Centre justice et foi et membre individuelle de la Fédération des femmes du Québec
Dans le document final des États généraux de l’action et de l’analyse féministes, qui se sont déroulés au Québec de 2011 à 2013 à l’initiative de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), l’aspiration du mouvement des femmes concernant la diversité s’exprimait en ces termes : « Notre projet féministe de société s’appuie sur la ferme conviction que toutes ont leur place dans la société. Qu’il est essentiel de ne laisser personne derrière dans la grande marche vers l’égalité. […] Le mouvement féministe ne s’est jamais écrit au singulier : il est pluriel. C’est l’une de nos grandes forces. Nous sommes appelées à apprendre les unes des autres et à développer la solidarité dans le respect de nos différences[1]. »
Depuis le Forum pour un Québec féminin pluriel (1992), le mouvement des femmes a su démontrer sa capacité de reconnaître les limites de son homogénéité et créer des espaces de délibération et de rencontre de l’autre et de la différence. Par ses actions – notamment la démarche de la Marche mondiale des femmes, amorcée en 2000, qui a permis de mieux appréhender les formes et les expressions multiples du féminisme selon les contextes, les cultures et les cheminements –, il a contribué comme peu d’autres acteurs sociaux à la proposition d’un vivre-ensemble fondé sur l’importance que chaque personne vivant sur ce territoire soit traitée comme citoyenne ou citoyen à part entière.
La démarche de la FFQ en solidarité avec les femmes autochtones représentées par Femmes autochtones du Québec (FAQ) témoigne bien de cette prise de conscience du pluralisme au sein de la société et du féminisme. La formule retenue a été de renoncer à intégrer les femmes autochtones au sein de la FFQ, de s’engager dans un processus de prise de conscience du rapport colonial dont nous sommes parties prenantes et qui marginalise les Autochtones encore aujourd’hui et de reconnaître les revendications d’autodétermination des Premières Nations. C’est seulement sur cette base propice à une véritable égalité qu’une déclaration solennelle de solidarité a pu être signée, le 1er octobre 2004, entre les deux organisations de femmes.
Par ailleurs, dans les débats sur les accommodements raisonnables et le modèle de laïcité (de 2006 à aujourd’hui), l’enjeu de l’égalité des femmes a été utilisé et récupéré pour justifier toutes les positions, même les plus inconséquentes. En prenant en considération le racisme envers les personnes arabo-musulmanes sous-jacent aux débats et en identifiant l’intersection des discriminations dont sont victimes les femmes musulmanes, la FFQ en est venue à s’opposer à l’interdiction des symboles religieux dans la fonction et les services publics tout comme à la Loi sur la neutralité religieuse de l’État (projet de loi 62). Ces positions ont été adoptées après plusieurs rencontres de formation, en prenant le temps d’écouter les femmes concernées et en prenant de façon démocratique ces décisions en assemblées générales, ce qui n’a pas empêché des défections de protestation de certaines membres de la Fédération.
Ainsi, après toutes ces années de réflexion et d’action, la FFQ a été amenée à revoir en profondeur son analyse féministe en portant une attention au vécu et à la parole des femmes qui sont à l’intersection de plusieurs processus d’exclusion. Elle tente désormais d’y inclure la lutte aux stéréotypes, l’antiracisme et l’anticolonialisme tout comme la refonte radicale du système économique et politique. C’est à partir de cette approche plus complexe des réalités que nous croyons être en mesure d’envisager un changement profond des rapports sociaux sans laisser de côté qui que ce soit en raison de son origine, de son orientation sexuelle, de sa religion, de sa classe sociale ou d’un handicap.
Cette quête d’une identité féministe faite d’ouverture a aussi donné lieu à des interpellations, des résistances, des frustrations et des oppositions qui traversent aujourd’hui à la fois la société québécoise et le mouvement des femmes, avec son lot de divisions, de souffrances et de remises en question.
En effet, pour plusieurs femmes de la majorité, il est difficile de faire l’autocritique des rapports de domination que perpétuent nos pratiques. Nous acceptons difficilement de reconnaître que notre façon de voir le monde est limitée par notre relative homogénéité et que notre capacité d’agir en est conséquemment réduite. Par contre, bon nombre de plus jeunes femmes qui ont fait le pari de réinvestir le mouvement et ses institutions ont une longueur d’avance dans la mise en œuvre d’un féminisme plus inclusif ; il faut leur permettre de nous guider dans ce défi.
Chez les femmes des minorités, l’impatience est croissante. L’impression de s’être investies sincèrement sans parvenir à un changement significatif des pratiques les mène à se retirer des initiatives communes, au risque de reproduire à l’inverse une logique d’exclusion qui n’est pas sans conséquences sur la vie démocratique du mouvement féministe.
Les voies de conciliation ou les nouvelles initiatives à faire émerger demandent toutefois un investissement de temps et d’énergie malheureusement plombé par le contexte global des dernières années. D’une part, la conjoncture de la dernière décennie, marquée par les idéologies politiques conservatrices et le désinvestissement public dans la défense de droits, a drainé le meilleur des énergies des militantes. D’autre part, le contexte social de polarisation, réducteur des enjeux et néfaste pour la vie démocratique, n’épargne pas le mouvement des femmes. Il faut en tenir compte pour comprendre et relever les défis de l’heure, au lieu d’agiter à tort l’épouvantail de la diversité pour expliquer la fragilité actuelle de la FFQ.
[1] Voir le site <etatsgenerauxdufeminisme.ca>.