Relations avril 2014
Facebook. Anatomie d’une chimère – Julien Azam
De la servitude volontaire 2.0
Ce livre constitue une version remaniée et augmentée d’un article publié par Julien Azam dans Rodez la rouge, une revue française anarchiste fondée en 2007. L’auteur présente une analyse critique des nouvelles pratiques issues de l’utilisation massive des réseaux sociaux virtuels et tente de « disqualifier » leurs discours de légitimation. Facebook est présenté ici comme un « phénomène idéal-typique » replacé dans l’économie générale du capitalisme tardif et de la société-spectacle contemporaine où il contribue à former un nouvel individu social participant activement à son propre assujettissement.
Un constat domine cet essai : Facebook s’emploie de manière stratégique à devenir indispensable pour régenter la vie de ses membres. L’auteur défend la thèse selon laquelle les promesses de liberté et la possibilité de multiplier les rencontres intersubjectives sont en fait des illusions. Le réseau se rend attractif par sa prétention à offrir un espace gratuit de vie sociale réelle, intéressante et excitante tandis qu’il s’emploie en réalité à créer de nouvelles formes de servitude volontaire, à accentuer le sentiment de solitude et à s’édifier comme une nouvelle idole sur les ruines d’une sociabilité en crise.
L’auteur expose d’abord des faits toujours utiles à rappeler : à la fin de l’année 2012, Facebook possède plus d’un milliard de membres; 70 % ne sont pas américains; plus de 70 langues sont représentées; plus de 250 millions de photos sont publiées chaque jour; un utilisateur moyen a 245 amis, passe 20 minutes sur Facebook quotidiennement et écrit 25 commentaires par mois. Les grandes lignes de l’arnaque sont ensuite exposées : toutes les données publiées sur le site appartiennent à Facebook, la création ainsi que la prise de possession d’un compte repose sur la signature préalable d’un contrat (d’une charte) qui oblige l’usager à rendre disponible aux annonceurs des données confidentielles. Azam revient sur ces points tout au long de l’analyse pour montrer que Facebook est un outil de contrôle social et que la victoire de la stratégie marketing du site se mesure au degré de servitude de ses membres, qui sont prêts à accepter cette dépossession de soi pour goûter au bonheur d’exister dans ce qui est pourtant un ersatz de vie communautaire.
Pourquoi ce phénomène n’apparaît-il pas insupportable et scandaleux? Pour l’auteur, c’est qu’il s’agit d’un instrument à travestir le vrai, une chimère, une créature hybride et malfaisante carburant aux fantasmes irréels. Facebook participerait en effet à la propagation d’un besoin anormal de représentation de soi. Il serait ainsi un lieu hostile à la rencontre véritable qui rend l’utilisateur étranger à soi-même et aux autres, et qui alimente non pas un sentiment de fraternité ou des habitudes de partage en communauté, mais plutôt le narcissisme et le fétichisme perpétuel de la marchandise produite par des maîtres qui en tirent un intérêt évident. Les oligarques ont trouvé leur instrument policier inespéré dont le mécanisme d’espionnage se remonte lui-même. Le renversement est complet : c’est l’idée d’une vie sans contrôle ni domination qui devient impossible et impensable.
L’ouvrage est généralement bien fait et ouvre des pistes d’analyse pertinentes. Cependant, la démonstration souffre parfois d’un manque d’espace pour se décliner avec rigueur et exhaustivité. La fin accumule les raccourcis et il n’est pas suffisant de citer Marx et Debord pour rendre les conclusions évidentes. La lecture de cet essai incite toutefois à approfondir davantage cette thèse selon laquelle Facebook instille systématiquement des formes de pathologies sociales au point où on dit qu’il est le lieu d’une auto-réification systématique. L’essai d’Azam ajoute donc une pierre dans l’édifice de la critique des sites-réseaux comme Facebook et des nouvelles pratiques terrifiantes de domination sociale 2.0.