Relations août 2010

Silences

Rodolphe Christin

Éthiques ou équitables, ces formes de voyage ne règlent pas les maux fondamentaux du tourisme

L’auteur, sociologue, est l’auteur du Manuel de l’antitourisme (Écosociété, 2010)

Le tourisme est pratiqué par moins de 5 % de la population mondiale. Certes, ce chiffre ne tient pas compte des touristes qui ne franchissent pas de frontière, mais ceux-ci ne sont pas les « héros » de l’industrie touristique. En effet, le développement de « l’ordre touristique mondial », selon l’Organisation mondiale du tourisme, repose sur les voyages lointains de courte durée. C’est donc cette minorité de saute-frontières « avionnée » qui représente le fer de lance de l’industrie touristique.

L’ego-hédonisme de cette population, dont le loisir repose sur la mobilité facile, semble aujourd’hui tempéré par les préoccupations liées au « tourisme durable », « tourisme équitable » et autre « écotourisme »… Certes, ces termes ne désignent pas les mêmes réalités, mais il est d’usage de les utiliser tour à tour sous l’égide d’un concept englobant, celui de « tourisme éthique ». Ce concept a une vertu : faire durer le tourisme, menacé de vague à l’âme. Les voyagistes en profitent : ils ont trouvé un nouveau produit. Les touristes aussi : ils peuvent se faire plaisir sans remords.

À l’heure actuelle, mieux vaut voyager éthique que voyager sans scrupules. Mais ces tourismes-là ne soignent pas les maux fondamentaux du tourisme (eux-mêmes liés à un état sociétal particulier), même s’ils veillent à répartir plus équitablement les richesses, à utiliser des matériaux durables ou recyclables, ou à valoriser les écosystèmes en respectant, par exemple, ce principe commercial du développement durable : un lion rapporte davantage vivant que mort (notons qu’avec ce principe, les parcs africains, déjà anciens, n’ont jamais pu éradiquer le braconnage).

Fausses solutions

Ces tourismes ne règlent pas le problème touristique. Prenons quelques exemples afin d’illustrer cette affirmation péremptoire. Le tourisme éthique n’élimine pas la pression touristique sur les environnements : l’usage immodéré de l’avion, par exemple, n’est pas forcément remis en cause, même si, sur place, on préfèrera les dromadaires plutôt que les véhicules tout-terrain pour se déplacer.

Le tourisme éthique n’élimine pas non plus la mainmise du commerce sur le voyage lui-même. On reste dans un rapport de clients à prestataires. L’autochtone se doit d’être serviable, compétent et souriant. On est donc loin de la mythologie de la rencontre désintéressée, spontanée et conviviale.

Le tourisme éthique demeure inscrit dans une logique « aménagiste » des territoires et ne contrevient pas à ce que j’appelle le « management du monde ». Au plan de l’offre, le tourisme est une manière de mettre les territoires en production et d’enfermer le voyage dans des circuits élaborés autour de passages obligés.

Penser le voyage autrement

Le tourisme éthique n’est donc pas une véritable alternative. Réfléchissons. Le voyage ne gagnerait-il pas à être ré-imaginé comme un itinéraire, avec ses hauts et ses bas, ses ruptures et ses rencontres, une inscription dans la durée, plutôt que comme l’attraction formatée d’une destination aux allures de cliché? Considérer l’importance de l’itinéraire permet de sortir des sentiers battus, sans forcément aller très loin. Je veux aller à la montagne… Et si j’y allais tout simplement à pied au départ de chez moi? Je verrais alors le monde d’un autre œil. L’itinéraire, donc le monde, commence sur le pas de ma porte et la lenteur est l’atout de la découverte. Plutôt qu’en prenant l’avion, allons-y à vitesse d’homme ou d’animal. Si c’est trop loin, prenons le temps nécessaire, ou bien révisons nos ambitions. Sortons des passages obligés : rendons-nous où, justement, il n’y a théoriquement rien à voir, c’est là que des pans entiers de la réalité se dévoilent. Une société se découvre aussi dans ses espaces interstitiels, dont les dépliants publicitaires ne parlent jamais. L’exploration commence ici même.

 

Silences

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