Relations novembre 2012

Que vive la langue!

Robert Laplante

Entre l’être et le doute

L’auteur est directeur de la revue L’Action nationale et de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC)

Le combat pour la langue doit aussi se placer sur le terrain de la culture, sauf à réduire la langue à un instrument de communication.

« Je dis que désormais la réalité des choses nous met, comme peuple, dans une nécessité si rigoureuse qu’il n’y a plus de place, dans le choix qu’il doit faire, pour une décision qui ne serait pas radicale. » Pierre Vadeboncœur
 
 
Cela a été dit et répété des milliers de fois comme un mantra de résignation : la Charte de la langue française n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Plus de deux cents modifications imposées par un tribunal que d’aucuns hésitent encore à qualifier d’étranger n’auront finalement servi qu’à faire tourner les moulins des lamentations. L’avancée politique en matière de langue n’aura été qu’une audace passagère. Lentement, inexorablement, le français aura été remis à sa place et ceux qui tiennent à le faire vivre se seront fait déporter aux marges de leur propre vie nationale.
 
Les uns auront accepté la logique de minorisation qui les aide à vivre dans le Canada, qui n’a rien à faire ni d’eux ni de ce qu’ils portent. D’autres auront nourri la protestation molle en se disant qu’un jour un Parti québécois plus énergique reprendrait le flambeau et se donnerait l’audace de promettre une restauration de la loi et même une nouvelle loi 101. Quelques-uns auront pointé l’absurdité de la situation : un parti qui promet de refaire ce que le régime fédéral s’emploie à défaire sans cesse. Mais le refus de soi est sournois et tenace, il peut même se travestir en fierté mal avisée, une fierté qui laisse la proie pour l’ombre et se contente de luttes compensatoires et d’illusions rassurantes.
 
Quelles que soient les statistiques, aussi nombreux que puissent être les témoignages de mépris, l’oscillation perdure : la langue se porte bien, la langue se porte mal, tout est affaire de sensibilité, tente-t-on de se faire croire. La précarité du français a ceci de pervers qu’elle est à la fois objective dans la démographie et subjective dans le politique. Nous serons toujours une poussière sur le continent et notre langue, une anomalie ou une curiosité à défendre contre la pression du nombre. C’est une fatalité à laquelle nous n’échapperons jamais que par l’assimilation. De l’acceptation de notre fragilité au consentement à la soumission, il y a cependant une marge mince et trompeuse dans laquelle il est facile de s’enliser. C’est dans cette marge que nous renvoient depuis toujours le Canada et son appareillage juridique. C’est là aussi que se dessinent les figures de la résignation active, celles qui transforment le rapport démographique en procès de légitimité, un procès que nous menons le plus souvent contre nous-mêmes dans un dialogue contre nous-mêmes, c’est-à-dire contre les exigences de notre culture, qui sont celles qui placent la langue au fondement de l’être.
 
La langue au cœur de la culture
Il faut le reconnaître, la Charte de la langue française et le statut du français n’ont pas seulement reculé sous les assauts d’une force étrangère hostile à notre existence de majorité normale, de peuple vivant dans l’évidence ontologique de ce qui l’institue. Une béance profonde s’est révélée, celle d’un manque à être, d’une défaillance étrange. Un manque qui a laissé la soumission s’installer dans les esprits comme dans les faits : au lieu de riposter aux assauts juridiques par l’adoption de nouvelles dispositions législatives, les gouvernements péquistes – puisqu’il n’y a qu’eux que cela concernait – auront tout simplement cessé le combat. Ils ont consenti à l’ordre fédéral imposé en se consolant à l’idée qu’un jour le Québec en sortirait. Le prophétisme de compensation a pris le relais pour remplacer le combat constant et opiniâtre. Et les choses ont continué de se dissoudre.
 
Cette béance ne révèle pas tant une faiblesse de caractère qu’un doute profond sur l’être. Car pour nourrir un affrontement qui n’aurait pas manqué de se durcir, il aurait fallu non seulement une détermination dont la classe politique n’était pas capable, mais encore et surtout une posture culturelle qui a fait défaut. Pour conduire le combat global de la langue, il aurait fallu l’inscrire dans une dynamique de la culture qui n’a pas été pensée dans l’adversité. Il fallait poser la culture contre la domination culturelle qui sous-tend toujours la confrontation linguistique. Tout à eux-mêmes et le plus souvent étonnés de leur propre créativité, les Québécois n’ont pas su se poser dans la distance à la culture qu’il leur faut pour que leur langue s’épanouisse comme autre chose qu’un simple instrument de communication. Le français ne sert pas qu’à commander au dépanneur : il incarne une vision du monde et traduit un héritage dont la transmission se trouve au fondement de l’échange linguistique. Le combat pour la langue est indissociable d’une volonté de construire une référence commune, de placer la culture comme médiation essentielle. Au lieu d’être canalisée dans un fleuve puissant, la puissance créatrice québécoise menace toujours, de ce fait, de se perdre en un delta marécageux. Au combat de riposte sur les plans politique et juridique, il aurait fallu ajouter le combat culturel qui n’a pas été mené.
 
Pour réussir à faire du français la langue normale de notre société, il fallait reconfigurer les institutions et leur donner la culture québécoise comme centre de gravité. Cela aurait dû signifier d’abord de briser la logique de dualisation des structures qui fait de Montréal une ville à deux registres qui peuvent s’ignorer. Le Montréal anglophone n’a rien à voir avec la reconnaissance des institutions de la minorité historique anglaise. Il s’agit d’un monde parallèle qui permet aux anglophones de fonctionner en tenant le Québec et sa vie comme un exotisme confortable. Ce monde est surfinancé, soutenu artificiellement par les fonds publics québécois : c’est plus de deux milliards de dollars en trop qui sont versés chaque année pour financer des institutions qui soutiennent une offre de services en anglais totalement disproportionnée, jusqu’à quatre fois plus grande que le poids démographique de la communauté anglophone. Elles reçoivent beaucoup plus que « leur juste part » ces institutions qui, comme McGill et son centre hospitalier universitaire, ne se développent qu’en minimisant leur inscription dans la réalité québécoise.
 
Pourque ces institutions (de santé, d’éducation, de services sociaux, etc.) s’inscrivent véritablement dans le registre des institutions minoritaires qui devrait être le leur, il faudrait que la culture québécoise soit suffisamment sûre de son fait, de son rôle et de sa puissance instituante pour s’imposer comme incontournable. Or, c’est une pensée qui peut à peine s’énoncer, tant le doute est profond chez la majorité. Un doute qui la rend particulièrement vulnérable à la culpabilisation et à la confusion mentale tant il laisse voir comme de l’intolérance ce qui ne devrait être qu’ordre des choses.
 
C’est ce doute qui a fait le lit du multiculturalisme dans lequel notre culture a été javellisée au point que nombre de Québécois ne sont plus capables de nommer leur culture autrement qu’en la désignant du neutre, la qualifiant de « culture francophone » pour mieux l’oblitérer. C’est ce doute qui, partout, en dépit de l’extraordinaire créativité qui la caractérise, laisse les plus grandes réalisations de la culture québécoise dans un statut de référence facultative. La puissance des œuvres peut bien s’exprimer, elle fonde peu. Et de ce fait, le dynamisme culturel pourrait bien finir par s’éteindre car il n’est pas de culture sans transmission. Ils sont nombreux les Québécois à penser que leur culture ne pourrait à elle seule suffire à les rendre dignes de l’attention de l’Autre. C’est ce qu’exprime la recherche névrotique de l’ouverture au monde. Elle manifeste davantage une volonté de se dissoudre et de se dissimuler qu’une recherche de rencontre authentique.
 
On peut vivre ici sans savoir qui sont Vigneault, Leclerc, Riopelle et tant d’autres. On ne passe pas à l’anglais par simple conformisme continental. On le fait aussi parce qu’un dispositif de contournement peut soutenir l’ignorance. Cette ignorance n’est pas fortuite : elle est le produit d’une domination culturelle intériorisée qui creuse une béance culturelle au point que la culture québécoise et ses réalisations ont plus de facilité à s’exporter qu’à se rendre incontournables chez soi.
 
Notre langue n’aura d’avenir que si elle porte un projet de civilisation, c’est-à-dire un art de vivre, une vision du monde et des espérances dont nous sommes les héritiers aussi bien que les artisans. Un projet de civilisation que nous avons devoir de partager et de faire partager et non pas seulement de proposer au menu des buffets identitaires.

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