Relations mars-avril 2018

Tumultes politiques : décoder les temps présents

Dalie Giroux

Enterrer la souveraineté coloniale

L’auteure est professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa

 

Au Canada, le principe cardinal des luttes autochtones pour l’autodétermination est sans aucun doute celui de la décolonisation. Il nourrit chez différents collectifs autochtones et groupes alliés des aspirations et des pratiques polymorphes, qui vont de la réappropriation des noms traditionnels et de la critique de l’appropriation culturelle jusqu’aux déclarations de souveraineté politique, en passant par la revitalisation du droit coutumier indigène et des usages ancestraux du territoire.

Il s’agit dans tous les cas d’œuvrer de manière très concrète à atténuer, voire annuler les conséquences vécues et subies par les peuples colonisés dans le cadre de la mise en œuvre du carcan juridique, politique, économique, culturel, épistémologique et spirituel imposé aux peuples indigènes par l’Empire britannique et les gouvernements coloniaux successifs en Amérique du Nord. Ce sont les structures dont héritent légalement et moralement le Canada et le Québec contemporains. Parmi ces conséquences, celle qui demeure la plus lancinante et dont découlent toutes les autres est la dépossession territoriale.

Peut-on s’inspirer d’un principe élargi de décolonisation et, si oui, comment le faire d’une manière qui soit respectueuse et solidaire des luttes autochtones actuelles, dans leur nature et dans leurs objectifs ? À la lumière de ce principe, je propose d’envisager une reconsidération radicale de la souveraineté étatique et d’embrasser une conception du territoire qui soit cohérente avec cet objectif.

Le concept de souveraineté qui est en vigueur au Canada implique que l’existence juridique du territoire et sa propriété ultime (imperium) découlent de la « Couronne », une entité fictive héritée de la monarchie britannique imposée de manière décisive en Amérique par le biais de la Royal Proclamation de 1763. Par ce document, l’Empire britannique se reconnaît à lui-même et devant les autres monarchies européennes la souveraineté sur tout le territoire de la Nord-Amérique. Il y assujettit aussi juridiquement, de manière unilatérale, à la fois les peuples autochtones, auxquels est attribué un Indian Territory, et une peuplade francophone, les « Canadiens », enclavée dans la Province of Quebec entre Montréal et Québec, le long du fleuve Saint-Laurent.

C’est à partir de cette composition du territoire sous la gouverne de la Couronne britannique que s’élabore la souveraineté canadienne. Le cadre juridique et politique de l’entreprise de colonisation britannique mis en œuvre au XVIIIe siècle s’est actualisé sous la forme des traités numérotés du XIXe siècle et des traités modernes du XXe siècle signés entre le gouvernement du Canada et les peuples autochtones, et à travers les tribulations de ceux qui sont devenus les Québécois dans leur quête de reconnaissance politique au sein (ou aux abords) de la fédération canadienne.

Ce cadre s’est également actualisé par la mise en œuvre d’un droit foncier et d’une gestion des titres relatifs au territoire qui, tant sur le plan des lois fédérales que des politiques provinciales, ont systématiquement limité l’accès au territoire à ses habitants, qu’ils soient autochtones, colons ou migrants. Cette limitation s’est faite au profit d’un accès privilégié aux ressources naturelles pour leur exploitation par des industries : forestière, minière, pétrolière, agricole, hydroélectrique, touristique, etc. Elle réduit par le fait même les existences « nationales » à la poursuite de la rente ou du salariat et institue une relation utilitariste avec un territoire et une nature réifiés.

Eu égard à ces faits historiques, dans le cadre d’une démarche de décolonisation à fronts multiples et qui puisse concerner tout le monde, il ne fait pas de doute que la structure canadienne de la souveraineté doit être démantelée en vue du partage radical de ses sources et d’un rapport renouvelé au territoire[1]. Il s’agirait d’offrir, sous l’égide d’une grande coalition des vivants, un dernier cortège funèbre américain à la Couronne britannique.

La décolonisation exige ainsi que nous pensions la vie collective dans les termes d’un accès plein au territoire – d’abord pour les peuples autochtones, dont l’histoire, la pratique et la pensée devancent de beaucoup les autres groupes en lutte à cet égard, mais aussi, dans une perspective élargie, en incluant éventuellement des collectifs politiques à géométrie variable qui ont nécessairement aussi droit à un rapport constitutif avec l’habitat terrestre et à se doter d’institutions et de pratiques politiques qui reflètent ce rapport.

Chacun a droit à l’ensemble des choses nécessaires à la poursuite d’une vie libre. C’est ce libre accès aux fondements de la vie, cette capacité de faire usage des choses et de vivre des relations d’égalité dans un milieu de vie concret qui est accaparé par l’appareil de la souveraineté canadienne et qui assure à l’heure actuelle son caractère colonial. Le fait que certains en profitent plus que d’autres est une question secondaire par rapport à la nécessaire remise en cause de cette souveraineté et du rapport utilitariste à l’habitat qui est constitutif de sa moralité.

Pour penser une telle politique de libération multiforme de l’usage du territoire, il nous faut, dans le cadre d’un travail intensif d’alliances et d’invention de formes de vies originales, envisager de laisser tomber, minimalement sous la forme d’un exercice de pensée, deux idées qui ont été jugées incontournables dans les différentes conceptions de l’émancipation et qui contribuent à une reconduction paradoxale des termes mêmes du colonialisme britannique. La première est l’idée de nation, qui est intrinsèquement liée à l’idée d’État et à une conception coloniale du rapport au territoire. La seconde est l’idée de propriété, qui ne permet pas de penser l’usage comme forme plus égalitaire et plus libre du rapport au territoire.

En somme, les luttes pour la décolonisation nous invitent plus largement à libérer l’imagination politique de son carcan et à entendre les voix tues depuis trop longtemps, y compris à l’intérieur de nous-mêmes.

[1] Voir D. Giroux, « Pour une véritable décolonisation de l’État canadien », Relations, no 791, août 2017.

Tumultes politiques : décoder les temps présents

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