Relations mars 2010

Le combat contre l'impunité

André Myre

Entendre la colère de Dieu

L’auteur est bibliste

La Bible, dans son parti pris pour les pauvres, élève une protestation permanente contre l’impunité.

Une image inoubliable. Elle est toujours là, gravée dans la pierre. Une scène destinée à attirer les regards des chanoines de jadis à leur entrée dans la cathédrale de Reims. Une procession de dignitaires, roi et évêque en tête, en costumes d’apparat, enchaînés les uns aux autres, en marche vers l’enfer éternel. Pas d’impunité pour les rois de France, qui s’y faisaient sacrer : c’est ce que proclamait la pierre, exprimant l’espérance de leurs sujets. Cette espérance, ce n’était pas le bon peuple qui l’avait inventée, ni l’artisan qui lui avait donné une forme matérielle pour les siècles, ni le commanditaire qui avait rendu ce travail possible, ni le chef de chantier qui avait peut-être détourné les yeux pour pouvoir dire ensuite qu’il ne savait pas. Cette espérance avait traversé les siècles avant d’atteindre Reims, elle était contenue dans le Livre sacré, reproduction à échelle humaine de ces grands livres célestes dans lesquels sont consignés les noms de tous les humains, et parmi lesquels il ne se trouve qu’un seul Livre de vie (Apocalypse 20,11-15).

Nous sommes du si bon monde

Pas facile, pour nous, de comprendre à distance le sens de Reims, du prophète Amos ou de l’Apocalypse. Notre époque ne veut pas savoir, ne veut pas voir, ne veut pas lire. Yahvé rugit, tonne Amos, ce sont ses premiers mots (1,2). La Colère s’en vient, poursuit Jean Baptiste, en écho (Matthieu 3,7). Oui, cette génération aura des comptes à rendre, approuve Jésus le Nazaréen (Luc 11,51). En la jugeant, Dieu a rendu justice, conclut le prophète de l’Apocalypse, parlant de Rome et de son empire dont il anticipe qu’il lui faudra moins d’une heure pour s’écrouler (18, 20). « Bof! tout cela, c’est de la morale judéo-chrétienne », déclare notre époque, petit sourire supérieur aux lèvres – et ce, quand elle en entend parler, car ces textes ne font pas partie de sa liste de lectures. Même ceux qui sont censés y croire ne les lisent pas vraiment. C’est que, fine pointe de l’humanité à qui tout est dû, ils ont changé de Dieu, ils se sont inventé un Dieu gentil, idole mielleuse et figée dans une totale indifférence aux atrocités de l’histoire. « Dieu nous aime tellement, qu’ils disent; la colère de Dieu, c’est dépassé, on ne trouve ça que dans l’Ancien Testament. » Aussi se sont-ils créé un Jésus à l’avenant, tout doux, tout doux, tout doux, et ils l’ont enfermé dans leurs églises vides, verrouillées à double tour pour se protéger des pauvres qui risqueraient de venir y trouver réconfort. Notre époque s’est faite don de l’impunité à jamais. Retranchée derrière ses murs, ses barrières, ses armées, ses règles commerciales avantageuses, elle est intouchable. Et, protégée par un Dieu qu’elle a drogué pour calmer sa colère, elle échappera au jugement. C’est très bien, se dit-elle, qu’il y ait Nuremberg; cela fait oublier Dresde. C’est bien qu’il y ait Saddam, cela fait oublier Rumsfeld. C’est bien de poursuivre quelques grands criminels, cela nous permet de vaquer tranquillement à nos affaires. Il ne leur faut surtout pas lire l’Apocalypse, parce que quand tombe Babylone – c’est-à-dire Rome jadis, Washington aujourd’hui, Beijing peut-être demain –, se mettent alors à pleurer les rois de la terre « qui ont partagé son luxe », les marchands qui l’ont fidèlement servie et les transporteurs qui ont parcouru les mers pour que son économie fonctionne (18, 9-19). L’Apocalypse n’est pas un livre bon pour les affaires. Toujours cette satanée morale judéo-chrétienne. Oublions Reims, Jésus et Amos. Nous sommes du si bon monde…

 « Qui vous a appris à fuir la Colère qui vient ? » (Matthieu 3,7)

C’est pour une raison très simple que la Bible élève une protestation permanente contre l’impunité que s’accorde chaque génération : elle réside dans le choix constant qu’elle fait de regarder la réalité par en bas, à partir du point de vue des pauvres. C’est un regard systématique. Un parti pris délibéré. Un choix incontournable qui conditionne les jugements portés sur la réalité. Je prends un exemple au hasard – il y en a tant! –, pour illustrer mon propos (pensez à Reims) :

            « Écoutez bien, dirigeants de Jacob, administrateurs de la justice en Israël!

                        C’est vous, non? qui devriez connaître le droit.

                        Vous voilà, pourtant, ennemis du bien, amants du mal,

                        écorcheurs de peau, dépeceurs de chair.

            (Ce sont bien eux qui mangent la chair de mon peuple, lui arrachent la peau, le
           désossent, et le voilà viande pour le chaudron à bouilli, os pour la marmite à soupe.) »

                         (Michée 3,1-3)

La Bible est pleine de ces diatribes à l’emporte-pièce, sans nuance, d’une colère scandalisée contre tout ce qui bouge sur les barreaux supérieurs de l’échelle sociale : rois, princes, chefs de tous ordres, prêtres, scribes, prophètes, marchands, femmes de marchands, et j’en passe. Et là-dedans s’exprime cette espérance fondamentale qui traverse tout le Livre : le Dieu vivant éprouve cette colère de toutes les fibres de son être – c’est même lui qui la provoque chez ceux qui l’écoutent. Et, un jour, un jour, cessera la terrible situation d’injustice qui perdure dans l’histoire depuis toujours. Une telle espérance, faut-il le dire, s’exprime à ras le sol et est difficilement partagée par ceux qui ont organisé le système à leur avantage ou qui, du moins, en profitent. « Comme il sera difficile aux riches d’entrer sous le régime de Dieu », avertit crûment le Nazaréen (Mc 10,23). Mais, en cette matière, qui le prend au sérieux?

Je viens de rédiger ces lignes en me disant : Mon Dieu! j’ai l’air d’un preacher… Difficile d’écrire tout en nuances, en si peu de mots, sur un sujet aussi lourd de conséquences que le jugement dernier dans la tradition biblique. C’est que, comme disait le Qohélèt, il y a un temps pour tout (3,1). En cette époque qui prétend que tout se vaut, que chacun est responsable de son sort, qu’il faut faire sa place dans la vie et que vérité ou mensonge, bien ou mal, sont choses très relatives, la colère de jadis qui traverse les siècles mérite d’être entendue. Y aura-t-il, un « jour », quelque chose comme une révélation globale du sens des choses, un étalement des responsabilités, un surcroît de bonheur pour celles et ceux qui auront été ici-bas écrasés par la vie? Je ne sais, je l’espère (à mon détriment, sans doute…). Ce que je sais, cependant, c’est que je veux être de la lignée de ceux et celles qui auront gueulé toute leur vie contre ces autres qui se seront cru tout permis au grand dam de leurs sœurs et frères humains. Il y a du beau monde dans cette lignée pas commode. Et il y a Reims.

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