Relations novembre 2012

Que vive la langue!

Suzanne-G. Chartrand

Enseignement du français : des solutions qui tardent

L’auteure, didacticienne du français, est professeure titulaire à l’Université Laval

L’enseignement du français au Québec n’est pas aussi déficient que le prétendent certains, mais il pourrait être bien meilleur avec une véritable volonté politique de mettre en application les solutions connues.

 
 
Il est difficile d’écrire sur l’enseignement du français tant les préjugés, les idées reçues et les partis pris obscurcissent le paysage. Les jeunes ne lisent plus, ils ne savent plus écrire, car on ne fait plus de dictées ni de grammaire; ils ne connaissent plus les classiques de la littérature française et québécoise; la nouvelle grammaire, c’est du charabia… Ces affirmations, je les ai toutes entendues de la part de parents éduqués et de membres de l’intelligentsia québécoise. De fait, depuis 1870, la discipline « français » est accusée de faillir à sa mission et, comme l’analysait déjà en 1930 le linguiste suisse Charles Bally, à chaque décennie, il y a une crise du français, de la langue et de son enseignement.
 
Avec une équipe de jeunes chercheurs et la collaboration du Conseil supérieur de la langue française (CSLF), j’ai mené au cours des quatre dernières années la recherche intitulée « État des lieux de l’enseignement du français au secondaire québécois »[1]. À partir des résultats de cette recherche, qui s’ajoutent à d’autres, ainsi qu’à partir de mon expérience de plus de 20 ans consacrés à la rénovation de l’enseignement du français, j’en esquisserai ici un portrait un peu plus objectif.
 
Un tournant majeur
Bien que peu connue par les principaux acteurs de la discipline, l’histoire de l’enseignement du français a près de deux siècles. C’est progressivement que se sont mises en place, de façon souvent conflictuelle, ses composantes actuelles : l’enseignement de la lecture vers 1830, puis de la grammaire, suivi au début du XIXe siècle de celui de l’écriture et de la littérature, et, au tournant des années 1970, de celui de la communication orale.
 
L’enseignement du français au secondaire a connu une révolution dans la foulée du rapport Parent, publié en 1963-1964. On visait alors à scolariser tous les Québécois jusqu’à 16 ans, un objectif ambitieux alors qu’à peine 18 % de la population de cet âge terminait onze années de scolarité. L’enseignement actuel est l’héritier de ce projet : une éducation de masse à travers un cursus peu diversifié, du moins jusqu’à récemment. Les changements majeurs dans la composition du corps enseignant, de la population scolaire et des conditions de travail (notamment dans les polyvalentes de plus de 2000 élèves), la grande liberté laissée aux enseignants dans les programmes d’études édictés à la fin des années 1960 et le peu d’expérience des directions d’écoles donnèrent lieu à une grande diversité de pratiques, en français comme dans les autres disciplines. Le brulot[2] de Lysiane Gagnon, « Le drame de l’enseignement du français », publié dans La Presse du 15 avril 1975, n’en retint que les dérives.
 
Depuis 1980, trois programmes d’études fort différents ont vu le jour pour l’enseignement du français au primaire et au secondaire. Leurs effets sur l’enseignement ont été très variables étant donné la quasi absence de supervision pédagogique du corps enseignant par les autorités scolaires. On ne saurait donc leur accorder une importance déterminante. Aussi le tollé suscité par les programmes de la réforme – soi-disant responsables de mille dérives – ratait-il sa cible. Les résultats de notre étude – qui cherchait notamment à comparer les représentations et les pratiques déclarées des enseignants de français et des élèves avec celles de l’enquête du CSLF de 1984-1985 – montrent que, globalement, on enseigne le français à peu près comme il y a 25 ans.
 
L’enseignement de la grammaire, principalement de l’orthographe, domine toujours. Il est encore fortement traditionnel, malgré des changements majeurs dans la terminologie et un accent mis sur l’étude de la syntaxe. On développe les compétences de lecture des élèves, qui lisent chaque année plusieurs genres de textes autant littéraires que spécialisés ou utilitaires; on fait peu écrire les élèves et les activités de communication orale sont peu fréquentes et peu diversifiées – bien qu’une minorité du corps enseignant ait des pratiques différentes. Le cours de français est refermé sur lui-même, il prépare peu les élèves à comprendre ce qu’ils lisent dans les autres disciplines, malgré l’injonction des programmes de faire de la communication langagière une compétence transversale.
 
On peut donc se demander pourquoi l’enseignement du français a si peu évolué, alors que tout change : les pratiques culturelles des adultes et des jeunes, marquées par l’utilisation généralisée des nouvelles technologies de communication; la crise de l’autorité; les bouleversements sociaux et familiaux; la mondialisation qui va de pair avec l’anglicisation et l’américanisation d’une grande partie de l’humanité; les valeurs dominantes de consumérisme et d’individualisme propulsées par le libéralisme économique, etc.
 
Un défi colossal pour les enseignants
Les enseignants de français d’aujourd’hui sont écartelés entre leur rôle de maitre et de passeur culturel et la nécessité de s’adapter à des jeunes pour qui la culture patrimoniale est davantage un fardeau qu’un gage d’émancipation. Devant le peu d’intérêt que présente le cours de français pour les élèves (ce que révèlent plusieurs enquêtes) qui, en grande majorité, ont peu d’appétence pour le savoir semblant sans utilité directe, considérant que leur compétence en français leur suffit pour communiquer, les enseignants privilégient les apprentissages de base, quitte à rogner sur leurs idéaux culturels. Ils contribuent ainsi à maintenir ce qu’ils désireraient pourtant combattre : une langue et une culture pauvres. Ce faisant, ils renforcent le sentiment d’ennui et d’inutilité associé à cette matière scolaire.
 
Malgré ce sombre tableau, les élèves québécois réussissent très bien, autant aux examens nationaux qu’aux tests internationaux de lecture et d’écriture (PISA, OCDE). Il est donc abusif de les accuser d’incompétence (certains ont une grande maitrise de la langue et de la communication, on l’a constaté durant la grève étudiante), même si on peut s’interroger sur les critères de ces évaluations. Par exemple, à l’examen d’écriture de 5e secondaire, au cours des cinq dernières années, la moyenne nationale a oscillé entre 72 % et 75 % et le taux de réussite entre 88 % et 91 %. Cependant, les élèves québécois ont une piètre maitrise de l’orthographe : la moyenne nationale n’a jamais atteint la note de 60 % depuis 25 ans; leur incompétence relative ne date donc pas d’aujourd’hui. D’ailleurs, depuis plus d’un siècle, on se plaint des lacunes des écoliers, élèves et étudiants en orthographe.
 
Or, doit-on le répéter : la qualité et la pertinence d’un texte ne se mesurent pas, tant s’en faut, au seul degré de maitrise de l’orthographe, véritable culte dans la culture francophone. Au secondaire, on passe nettement plus de temps à faire des dictées et autres exercices d’orthographe qu’à écrire des textes, à les réviser et à les corriger. Lorsqu’ils font écrire des textes, peu d’enseignants mettent en place des activités où les élèves apprendraient comment les réviser et les corriger, activités au cours desquelles le travail grammatical prendrait pourtant son sens (Chartrand et Lord, 2013). Avoir réalisé des exercices sur l’accord des participes passés ne suffit pas pour les orthographier correctement dans un texte; les recherches sont claires sur ce point. Malheureusement, force est de constater que les recherches prometteuses en didactique du français, en psychologie cognitive, en psycholinguistique ou en linguistique peinent à modifier significativement la réalité scolaire : manque de diffusion vulgarisée, mais aussi de programmes conjoints (écoles-universités) de formation continue des enseignants.
 
L’espoir dans les luttes à mener
À propos de l’enseignement du français, si le discours de la déperdition est inacceptable, le statuquo l’est tout autant : on peut faire mieux. Le Plan d’action pour l’amélioration du français de la ministre d’alors, Michelle Courchesne, adopté en 2007, fut un coup d’épée dans l’eau par l’absence de soutien aux enseignants et de supervision pédagogique. Depuis deux décennies au Québec, il n’y a aucune volonté politique de garantir un enseignement de qualité du français pour tous, un enjeu démocratique majeur.
 
Les pistes pour remédier à cette situation sont pourtant connues, en commençant par une meilleure formation initiale des enseignants accompagnée d’exigences plus élevées pour l’admission aux programmes d’enseignement primaire et secondaire. Prétextant une pénurie d’enseignants, le ministère de l’Éducation fixe des quotas élevés pour les programmes de formation à l’enseignement du français. Aussi les universités admettent-elles tous les candidats qui s’y présentent, y compris ceux qui échouent aux tests de français à l’entrée et qui ont eu une scolarité antérieure médiocre. En fait, il n’y a pas tant pénurie qu’un mode de gestion du personnel qui entretient la précarité en éducation. Ensuite, il faut une formation continue cohérente portant prioritairement sur les savoirs disciplinaires et leur didactique; l’affectation des enseignants les plus expérimentés dans les classes des milieux défavorisés; la réduction du nombre d’élèves par classe; une valorisation sociale de la profession enseignante qui passerait par des exigences accrues de formation et d’autoformation, mais aussi par une hausse de la rémunération. Pour imposer cela à l’État marchand, il faut des organisations syndicales, professionnelles et citoyennes militantes. Le mouvement étudiant a-t-il ouvert la voie à une mobilisation pour l’amélioration de l’éducation et de l’enseignement du français pour tous? On ne peut que le souhaiter.


[1] Consulter à ce sujet: <enseignementdufrancais.fse.ulaval.ca>.
[2] Ce texte adopte les rectifications orthographiques acceptées par l’Académie française en 1990.

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