Relations Mars 2013
Égalité des sexes et stigmatisation
L’auteure est professeure au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa
Au Québec, le recours au principe d’égalité entre les femmes et les hommes peut entraîner certaines dérives et masquer du racisme.
Depuis janvier 2009, le gouvernement québécois impose aux immigrants, avant leur arrivée au Québec, de signer une déclaration formelle par laquelle ils s’engagent à « vouloir vivre dans le respect » des « valeurs communes », définies comme suit : « le français est notre langue commune »; « les femmes et les hommes ont les mêmes droits »; « les pouvoirs politiques et religieux sont séparés ». L’égalité entre les femmes et les hommes est en effet inscrite depuis mai 2008 dans le préambule de la Charte québécoise des droits et libertés qui, jusqu’alors, faisait référence à la personne pour, précisément, effacer le sexisme imputé à la canonique formule des « droits de l’homme ». La Loi 63 enchâssant l’égalité entre les femmes et les hommes dans la Charte des droits et libertés a été adoptée à l’unanimité quelques jours après le dépôt des recommandations de la commission Bouchard-Taylor.
Cette notion de l’égalité entre les femmes et les hommes avait déjà été mise à l’honneur dans un avis du Conseil du statut de la femme (CSF), en septembre 2007, intitulé Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse. Cet avis recommandait un ajout à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne « afin que soit clairement affirmé que l’égalité entre les femmes et les hommes ne peut être compromise au nom, notamment, de la liberté religieuse ».
L’intérêt de ce document tient à ce qu’il illustre clairement que son souci relatif à la liberté religieuse concerne une religion en particulier : l’islam. Car si l’impatience des Québécois à l’égard des « accommodements raisonnables » a commencé à s’exprimer en 2006 à partir de la décision de la Cour suprême à propos du kirpan (porté par un jeune garçon sikh), puis avec la médiatisation du givrage des vitres du YMCA d’Outremont (afin d’éviter de « mauvaises pensées » aux élèves masculins d’une école juive orthodoxe), c’est bien le voile qui en est devenu l’emblème pendant le déroulement de la commission Bouchard-Taylor et après. Et même déjà avant.
En effet, on se souvient qu’en mai 2005, les députés de l’Assemblée nationale ont voté à l’unanimité une motion selon laquelle ils s’opposaient à l’implantation des tribunaux islamiques au Québec et au Canada. Elle avait été proposée par la députée québécoise d’origine marocaine, Fatima Houda-Pépin, comme « la réponse que les parlementaires souhaitent donner à la revendication de certains groupes qui tentent de soustraire les musulmans aux lois canadiennes et québécoises ». Cette motion s’inscrivait dans le contexte de l’émoi suscité par la « menace » de l’instauration de la charia en Ontario et par le rapport Boyd, jugé trop mou. Cette évocation était possible en Ontario en raison d’une loi provinciale qui, depuis 1991, reconnaissait l’arbitrage en matière familiale, permettant, par exemple, à des tribunaux rabbiniques de trancher des litiges familiaux. Aussi, le premier ministre ontarien décida-t-il, en septembre 2005, que tous les tribunaux religieux – et pas seulement islamiques – ne pouvaient plus se prévaloir de cette loi. Au Québec, par contre, cette prétendue menace était une vue de l’esprit, puisque le droit civil interdit purement et simplement l’arbitrage en matière familiale. Cela n’a pas empêché nos médias de saluer l’initiative de la députée et le vote unanime de l’Assemblée nationale comme une autre expression du légendaire progressisme québécois, oubliant de mentionner qu’en votant une telle motion, les représentants du peuple donnaient l’impression d’ignorer la loi et le régime civiliste propres à la nation québécoise.
Femmes et islam
En mai 2009, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) se prononce à propos du port du hidjab dans la fonction publique. Elle soutient qu’il ne doit faire l’objet ni d’une obligation religieuse, ni d’une interdiction étatique, ce qui provoque une controverse entre féministes. Beaucoup s’opposent à cette prise de position, notamment le Conseil du statut de la femme, le site Sisyphe.org qui lance une pétition en ligne, et l’essayiste Djemila Benhabib qui publie son « J’accuse » à elle – « J’accuse la FFQ de trahir le combat des femmes » – dans Le Devoir (12 mai 2009), pastichant ainsi Zola lors de l’affaire Dreyfus. Peu de temps après, le Collectif citoyen pour l’égalité et la laïcité est formé. Dès lors, la laïcité devient un dossier de « condition féminine », en particulier pour celles et ceux qui considèrent qu’elle n’a qu’une seule modalité : à la française. Pourtant, le moins que l’on puisse dire est que le lien entre émancipation des femmes et nation laïque était loin d’être établi en France au moment où fut adoptée la loi sur la laïcité, en 1905. On pourrait se souvenir que le droit de vote des femmes françaises fut combattu par les radicaux socialistes laïcistes qui redoutaient qu’elles votent « pour les curés ».
La controverse entre féministes québécoises autour du hidjab ne leur est pas propre ; elle existe aussi en France, par exemple. Elle a toutefois ici ses particularités, notamment en ce qu’elle concerne généralement des femmes actives sur le marché du travail qui cherchent à assurer leur autonomie économique, et non des petites filles ou des adolescentes à l’école. Par ailleurs, si le passé colonial de la France et sa gestion de la décolonisation, en particulier ses rapports avec l’Algérie, ne sont pas sans incidence sur le regard porté sur les musulmans qui vivent sur son sol, en revanche, au Québec, les choses sont bien différentes. La lutte de libération nationale algérienne est l’une de celles qui ont inspiré une frange du mouvement indépendantiste et le mouvement féministe naissant, pensons au Front de libération du Québec et au Front de libération des femmes qui ne sont pas sans faire écho au Front de libération nationale, en Algérie.
Au Québec donc, l’immigration « musulmane » – les guillemets s’imposent : quelle autre communauté culturelle serait assignée à son appartenance religieuse dans le discours commun, qu’il soit multiculturaliste ou interculturaliste? – ne date que des années 1990. Elle concerne encore surtout une première génération qui a fui ses problèmes nationaux, certains pour échapper à l’islamisation rampante de la société civile, d’autres pour échapper à la répression étatique de gouvernements férocement anti-islamistes, les plus nombreux pour améliorer leur situation socioéconomique. Mais, même s’ils sont scolarisés et francophones, ils sont souvent déqualifiés et requis de parler aussi l’anglais pour travailler à Montréal.
Ici et maintenant
Si un des visages actuels du racisme au Québec emprunte la valeur « égalité des sexes » pour stigmatiser les femmes qui portent le hidjab et leurs compagnons qui sont censés les y soumettre, deux évènements récents risquent encore de renforcer cette tendance. Le plus récent concerne la décision de la Cour suprême du Canada de tolérer le niqab (voile intégral) d’une défenderesse dans l’enceinte d’un tribunal. Elle pourrait pousser de plus en plus de citoyens exacerbés à revendiquer l’interdiction de tout voile dans tout espace public, y compris la rue. De plus, des citoyens en faveur d’une laïcité tolérante, ouverte, voire inclusive – qui jugent insatisfaisant, pour interdire le niqab, l’argument selon lequel il relèverait d’une frange fondamentaliste d’une religion – pourraient bien finir par perdre patience, même face aux porteuses du hidjab. L’impatience peut également gagner ces mêmes citoyens qui voient la montée des islamistes dans les deux États qui ont successivement lancé le printemps arabe, la Tunisie et l’Égypte, ce que les premières élections démocratiques tenues dans ces pays ont révélé. L’inquiétude quant à la situation des femmes revient régulièrement, et à juste titre, à l’avant-plan.
Il faudrait toutefois se garder d’ostraciser des femmes d’ici au nom de ce qui se passe ailleurs dans le monde. Il faudrait aussi prendre garde de vouloir protéger des femmes malgré elles, de leur imposer ce que nous estimons bon pour leur bien, au nom de leur libération. En d’autres mots, de pratiquer un « paternalisme communautaire », selon la formule de Micheline Milot.