Relations novembre 2012

Que vive la langue!

Brigitte Haentjens

Du Moulin à paroles à Nous?

L’auteure est directrice générale et artistique de Sibyllines et directrice artistique du Théâtre français du Centre national des Arts à Ottawa

Il suffit d’ouvrir une brèche pour que l’apathie supposée de notre société cède la place à un besoin d’expression vital, à notre soif de nous dire à travers une langue vivante, vibrante, chemin de résistance et de liberté.

  
« La Conquête avait engendré en nous le terrible dialogue de la liberté et de la mort. C’est dans le dialogue de la liberté et de la vie que se fera notre Reconquête. »
Jean Bouthillette, Le Canadien français et son double

 
Il y a déjà trois ans, début septembre, se déroulait à Québec, sur les Plaines d’Abraham, le Moulin à paroles. Désirant commémorer autrement la bataille des Plaines, nous – Biz, Sébastien Ricard, Pierre-Laval Pineault, Yannick St-Germain, moi-même et tant d’autres – avions décidé de célébrer l’histoire du Québec depuis la Conquête par des textes de toute nature – poésie, prose, discours, édits, lettres, pièces de théâtre et même recettes de cuisine – qui la jalonnent et l’éclairent dans tous ses remous. Ce fut pendant vingt-quatre heures un flot incessant de textes lus par des artistes, des militants et des citoyens de toutes origines. Un flux de mots porteurs d’images, de soubresauts, de tourments, de tournants, de défaites et de victoires. Une foule compacte, silencieuse, attentive, assoiffée. Un bruissement de parole partagée, échangée. Une catharsis, un soulagement.
 
À une époque où l’apathie et l’indifférence politique semblaient de mise, l’enthousiasme, la ferveur et l’appétit même qu’a suscités le Moulin à paroles m’ont bouleversée et impressionnée de façon profonde et durable. Cette prise de parole – forcément politique, mais d’abord citoyenne – révélait notre besoin vital d’expression et d’une liberté qui, si elle est constitutive de notre existence, semble constamment reclose dans un système politique d’« occupation double » où elle ne peut se déployer pleinement.
 
L’ardeur soulevée par le Moulin à paroles, sur place ou à distance grâce à la télévision, était peut-être aussi en partie liée à la controverse née quelques semaines auparavant du fait que les libéraux et leurs amis des médias (André Pratte notamment, mais aussi quelques chroniqueurs réactionnaires) s’opposèrent à la lecture du Manifeste du FLQ,témoin pourtant crucial d’un épisode douloureux de l’histoire contemporaine. Cette polémique suscita bien sûr un élan opposé et un soutien virulent à la liberté de parole, mettant en évidence une fois de plus le clivage qui, au Québec, sépare ceux qui s’inscrivent dans le système fédéral – pour qui toute visée libératrice ou souverainiste est forcément amorale, violente et indécentede ceux qui défendent l’idée de l’indépendance. Ainsi, le Moulin à paroles témoignait avec force de notre soif de dire, mais surtout de nous dire, avec intensité et urgence, comme si ce qui nous définit et nous caractérise était constamment menacé.
 
Et c’est bien le cas. Oui, l’armée française a bien été battue devant Québec, comme aiment nous le rappeler les habitants du grand pays que nous n’habitons pas vraiment et qui nous ignorent royalement sauf quand la menace de séparation devient trop évidente. Oui, nous avons été vaincus, le temps d’une bataille de trente minutes. L’amertume de cette défaite n’a d’égal que notre besoin viscéral et fondamental de ne pas demeurer éternellement asservis, étouffés dans un régime politique que nous n’avons ni choisi, ni accepté. Un désir aigu, strident, de survivre, de nous battre.
 
Résister
Notre langue incarne bien sûr notre outil de résistance. Malmenée, elle doit constamment se définir en côtoyant un autre système langagier, majoritaire, universel, j’allais dire « commun ». Langue colonisée, abâtardie, elle est enserrée entre deux mondes, celui qui lui a donné naissance et celui qui est dénommé « Nouveau ». Langue malmenée, bousculée, souillée, elle est parfois méprisée par ceux-là mêmes qui la parlent ou ceux qui pensent la parler mieux. Langue honteuse, elle est montrée du doigt par une élite tatillonne qui n’a de cesse de la vilipender parce qu’elle attesterait de notre paresse et de notre état de sous-culture.
 
Malgré tout, elle reste la langue qui nous caractérise et nous distingue. Celle qui nous sépare, dans une relation conflictuelle et complexe, de la fameuse mère-patrie des origines. Elle est… langue métisse témoignant de nos liens avec les peuples autochtones, des brassages de chair et de sang qui nous donnent cheveux drus, pommettes hautes et peaux tannées autant que yeux clairs et taches de rousseur. Langue vivante, porteuse de poésie et de paysages, du souffle haletant du coureur des bois, du labeur de l’ouvrier et de l’homme à louer. Langue vibrante qui atteste des aspects hétérogènes de notre identité et nous définit comme peuple combatif et combattant, peuple de Géants. Langue fière quand elle s’affiche pour défendre un projet, des idées, une révolution, elle devient alors langue d’émancipation.
 
Nous?
Alors que nous étions depuis trois ans sollicités de toutes parts pour « reproduire » le Moulin à paroles, nous refusions pourtant de réitérer cette expérience que nous avions conçue comme un évènement unique. Mais nous cherchions aussi un nouveau projet qui s’inscrive dans le présent, dans l’aujourd’hui, dans la pensée. Nous avons ainsi créé l’événement Nous? – douze heures continues de textes originaux sur le thème de la liberté et de la démocratie au Québec. L’équipe, accompagnée par de nombreux bénévoles, était composée de Sébastien Ricard, Pierre-Laval Pineault, Jean-Sébastien Pineault, Jean-Martin Johanns, Sébastien Aubin et moi-même.
 
Nous étions persuadés de l’importance d’une prise de parole contemporaine qui reflète tout un réseau multiple de réflexions sur l’état de notre monde et qui puisse se déployer dans l’espace et dans le temps. Ce récit collectif, qui se tisse de façon vivante « sous nos yeux », entraîne un changement dans la foule qui l’écoute autant que dans la collectivité qui le porte. Parler, certes, mais aussi penser et témoigner, n’est-ce pas une des caractéristiques fondamentales de l’affranchissement? Ce jour-là, comme trois ans auparavant, nous avons eu l’exaltant sentiment d’une délivrance et d’une puissante reprise en main de notre destin.
 
Alors que l’idée de Nous? avait germé neuf mois plus tôt, l’événement – hasard ou nécessité? – a pris place au début d’un printemps québécois de révolte et de remise en question. Un printemps qui nous a redonné espoir et confiance. Il se peut que cette vague bien rouge s’écrase à nouveau sous l’assaut d’un régime dominé par l’égoïsme et le conservatisme. Mais il se peut aussi que ce courant de fond soit porteur d’un projet plus vaste qui remette en question les fondements mêmes de notre société.
 
Nous ne sommes plus, à l’instar de bien des peuples partout dans le monde, ni maîtres chez nous, ni totalement maîtres de notre avenir. Dans un paysage mondial où une minorité de nantis domine le système économique au point où le politique semble perdre de plus en plus de pouvoir et d’influence dans la vie des gens, il se peut que comme collectivité, nous ne puissions résister à cet affolant emballement économique presque fictif qui nous échappe et sape nos fondations.
 
Peut–être qu’il ne nous reste que la poésie pour nous opposer. Pour nous définir. Et que c’est cette poésie et elle seulement, née d’une conscience et d’une réflexion sur le monde, qui pourra nous sauver du grand étranglement.

Que vive la langue!

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