Relations août 2010

Silences

Idil Atak

Droits humains en Turquie : la longue route

L’auteure est docteure en droit et boursière au Centre justice et foi

La question des droits fondamentaux en Turquie n’est pas résolue, en particulier ceux des femmes, de la minorité kurde et des migrants irréguliers. L’amélioration de leur sort constitue un test pour l’État de droit.

Dans la période qui a suivi l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP, parti conservateur et islamiste modéré) en 2002, la Turquie a accompli des progrès considérables en matière de droits humains. Cela est attribuable à la stabilité politique et à la détermination du gouvernement de joindre l’Union européenne (UE). Des structures de promotion des droits humains ont été créées au sein de l’exécutif et du législatif. La peine de mort a été abolie. La prééminence des traités internationaux comme la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) sur la loi nationale a été reconnue. D’importantes mesures correctives ont été adoptées pour encadrer le pouvoir des forces de sécurité. Les atteintes aux droits humains ont diminué.

Cependant, les problèmes structurels demeurent. Le bilan des activités de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) montre que les droits et libertés fondamentaux ont continué d’être bafoués en 2009. Parmi les 47 États parties à la Cour EDH, la Turquie est le pays qui a été l’objet du plus grand nombre d’arrêts. Ceux-ci révèlent la gravité de la situation : risque de mauvais traitements d’étrangers en cas de renvoi vers l’Iran ou l’Irak; sanctions disciplinaires infligées à des fonctionnaires en raison de leur participation à une grève; manquement du système judiciaire à fournir une solution adéquate face à des violences internes graves; refus d’inscrire au registre foncier, au nom d’une fondation de l’Église orthodoxe grecque, des biens possédés par elle de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans; exclusion temporaire d’étudiants ayant demandé à la direction de l’université de mettre en place des cours facultatifs de langue kurde; emprisonnement d’un mineur dans une prison pour adultes; recours à la force policière excessive pour disperser une manifestation non autorisée (mais pacifique) sur la voie publique; décisions de justice suspendant la publication de journaux dans le cadre de la législation antiterroriste.

Les arrêts de la Cour EDH sont emblématiques des problèmes les plus pressants auxquels fait face la Turquie dans le domaine des droits fondamentaux. Parmi ceux-ci, la condition des femmes, les droits de la minorité kurde et ceux des étrangers s’avèrent particulièrement épineux.

Les femmes en quête d’égalité

La Turquie est fière d’avoir accordé aux femmes le droit de vote et d’être élues dès 1934, bien avant plusieurs pays européens. Les femmes jouissent de l’égalité devant la loi. Le cadre juridique garantissant leurs droits est progressivement mis en place. Parmi les récents efforts, mentionnons la création, en mars 2009, d’un comité consultatif parlementaire pouvant être saisi de plaintes de discrimination fondée sur le sexe.

Toutefois, il existe un écart considérable entre la législation et la réalité. Aujourd’hui, alors que l’électorat turc est composé de 51 % de femmes (soit 35,5 millions de personnes), leur représentation dans la vie politique reste marginale, que ce soit au parlement ou au niveau des pouvoirs locaux et régionaux. Sur les 550 sièges du parlement, les femmes n’en occupent que 50. Seules deux femmes ont été élues maires à la suite des élections locales du 29 mars 2009.

Les femmes font l’objet de discriminations en matière d’emploi, d’éducation et de santé. Cette situation est exacerbée par les disparités socio-économiques et régionales. L’égalité salariale est loin d’être garantie. Sur dix jeunes non diplômés, sept sont des femmes qui ont des emplois précaires à bas revenus, souvent dans les secteurs économiques informels. Le taux de scolarisation des filles demeure bas comparé aux États membres de l’UE et de l’OCDE. L’accès à l’éducation reste un réel défi dans certaines régions où des pratiques coutumières imposent un rôle stéréotypé aux hommes et aux femmes.

La violence domestique, les crimes d’honneur et les mariages forcés sont les problèmes les plus préoccupants. En 2008, 39 % des femmes ont subi des violences physiques et 15 % ont souffert d’abus sexuel. Plus de cinquante personnes ont été victimes de crimes d’honneur. Face à ces menaces, les femmes se trouvent socialement et juridiquement isolées. Parmi les victimes, 48,5 % ont préféré garder le silence et ne pas se plaindre. Seules 4 % ont porté plainte à la police et 1 % a demandé de l’aide auprès des établissements publics qui offrent refuge aux victimes[1]. Ni la police, ni le système judiciaire n’assurent une protection effective. Les tribunaux ne sont pas assez rapides pour ordonner des mesures de protection provisoire. Peu de poursuites sont engagées et de sanctions dissuasives prononcées à l’encontre des responsables. Au cours des dernières années, des campagnes de sensibilisation ont été lancées et des programmes de formation dispensés à l’intention des procureurs, des juges, de la police et des intervenants sociaux. Ces initiatives sont louables. Toutefois, leur effet à court terme est limité. Des mesures immédiates de prévention et de protection doivent être prises contre la violence à l’égard des femmes.

Les droits de la minorité kurde

Les autorités turques n’ont toujours pas trouvé une solution satisfaisante à la question kurde. De 1984 à 1999, les conflits armés entre les forces de l’ordre et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – reconnu comme organisation terroriste par l’UE et les États-Unis – ont coûté la vie à plus de 30 000 personnes, majoritairement des civils. L’état de siège décrété dans le sud-est du pays et le climat d’insécurité généralisée ont eu un effet dévastateur sur l’exercice des droits et libertés.

Il est vrai qu’au cours de la dernière décennie, on note une amélioration quant au respect des droits culturels et politiques des Kurdes. L’enseignement privé en langue kurde est désormais autorisé tout comme les publications et la diffusion d’émissions de radio et de télévision. Plusieurs préfectures offrent des services en kurde à la population. La minorité kurde dispose d’une assise politique à la suite de l’élection de vingt de ses députés au Parlement, lors des élections législatives de 2007. Des initiatives sont prises pour améliorer le sort des personnes déplacées en raison de la violence et de la détérioration de leur situation socio-économique dans la région du sud-est. Des infrastructures et des logements sont reconstruits pour favoriser leur réintégration. Des indemnités sont versées pour des préjudices financiers subis du fait d’activités terroristes et d’opérations de lutte contre le terrorisme survenues de 1987 à 2005. Ces changements auraient été inimaginables il y a quelques années alors que les autorités turques niaient l’existence même de la minorité kurde.

Les progrès ne doivent cependant pas cacher que des problèmes persistent. Le plus grave étant l’absence de la paix civile dans la région du sud-est. Les confrontations armées sporadiques qui ont repris depuis quelques années radicalisent la position des parties. La consolidation des réformes s’avère difficile comme en témoigne le blocage de l’« initiative démocratique » lancée par le gouvernement au cours de l’été 2009. Ce plan visait à accorder plus de droits à la minorité kurde afin de mettre fin au conflit. Le premier ministre a dû faire marche arrière face à la protestation des principaux partis d’opposition qui craignent qu’une telle ouverture mette en danger l’intégrité territoriale de la Turquie.

L’expression non-violente des opinions sur la question kurde peut être restreinte au nom de la lutte contre le terrorisme. Plusieurs membres et dirigeants du Parti de la société démocratique (DTP) – pro-kurde – ont été arrêtés, en 2009, pour des liens présumés avec l’organisation terroriste. Le 11 décembre 2009, le DTP a été dissous par la Cour constitutionnelle car il était accusé de devenir « un centre d’activités mettant en péril l’unité de l’État en raison de ses liens avec des activités et des organisations terroristes ». Les 37 responsables de ce parti ont été bannis de la vie politique pour cinq ans. Ces développements montrent l’urgence d’amender la législation antidémocratique sur les partis politiques et la Constitution. Le DTP est, en effet, le 27e parti interdit depuis 1961.

La reconnaissance des droits des minorités demeure un processus fragile. Il est nécessaire que la Turquie déploie des efforts pour une acceptation pleine des Kurdes en tant que composante spécifique de sa population. Ces efforts devraient comprendre des réaménagements politiques et institutionnels en vue de renforcer la démocratie locale et le développement d’une politique sociale contre la marginalisation des personnes déplacées. Enfin, une culture de réconciliation devrait être favorisée.

Gendarme des frontières extérieures de l’Union européenne

Les migrants irréguliers sont les nouveaux exclus de la société turque. Située à proximité des zones d’instabilité et de déficit démocratique chronique, la Turquie constitue un point important de passage sur la route des migrations forcées. Chaque année, environ 300 000 clandestins originaires du Moyen-Orient, d’Asie du Sud et d’Afrique entrent dans ce pays.

Contrairement aux droits des femmes et des minorités, la perspective d’adhésion à l’UE a paradoxalement abouti à la détérioration des droits humains des migrants irréguliers en Turquie. C’est à partir de la fin des années 1990 que la lutte contre la migration clandestine devient l’un des enjeux majeurs des négociations. L’UE demande à la Turquie de prendre des mesures pour empêcher les étrangers de poursuivre leur chemin vers l’Europe. Le phénomène est criminalisé. Les effectifs du personnel de contrôle frontalier et des patrouilles maritimes sont revus à la hausse. La transposition, en droit interne, des normes européennes est accompagnée d’une intensification de la coopération opérationnelle avec l’UE, d’un transfert de l’expertise et de fonds européens vers la Turquie. Des atteintes aux droits humains se multiplient. Les migrants irréguliers sont détenus pendant de longues périodes. Selon l’Association des droits de l’homme, 46 000 étrangers ont été placés « en garde à vue » dans des conditions inhumaines au cours de 2008. Leur accès à la procédure de détermination du statut de réfugié est limité, tout comme leur droit à un recours effectif contre les décisions de l’administration. Ils font l’objet d’expulsions collectives vers l’Iran et l’Irak. Le cas de migrants irréguliers morts ou blessés aux frontières turques est régulièrement relaté dans les médias (noyade, asphyxie, accident de route, accident lié aux mines terrestres, violence policière, etc.). Les mesures répressives remettent en question la tradition de tolérance administrative à l’encontre des clandestins et aligne les politiques turques sur celles des États membres de l’UE sans que les tribunaux nationaux aient eu le temps de développer une jurisprudence protectrice cohérente. L’UE se désintéresse du sort de cette population qu’elle ne souhaite pas voir sur son territoire. Cela ne doit pas faire oublier aux autorités turques qu’elles doivent traiter les migrants irréguliers en stricte conformité avec les normes constitutionnelles et les obligations internationales de protection des droits humains.

La volonté politique d’adhérer à l’UE joue un rôle déterminant dans le processus de démocratisation de la Turquie. La distension des relations avec l’Union explique en partie le ralentissement des réformes. La situation des femmes, de la minorité kurde et des migrants irréguliers, qui forment les populations les plus vulnérables de la société turque, cristallise les limites des progrès en matière de droits humains. L’amélioration de leur sort constitue un test pour l’État de droit.

Les conditions actuelles ne sont toutefois pas propices à la poursuite de la réforme des institutions démocratiques. La scène politique est polarisée. Un climat de suspicion règne entre l’armée, le gouvernement et le judiciaire. Le 23 février 2010, plusieurs officiers de haut rang de l’armée turque ont été arrêtés et inculpés pour avoir cherché à déstabiliser les institutions démocratiques du pays et à renverser le gouvernement. Il s’agit du dernier épisode d’une série de complots présumés contre le gouvernement, mis au jour depuis juin 2007. Près de deux cents personnes, notamment des journalistes, des universitaires et des militaires sont actuellement jugées pour appartenance à un réseau criminel appelé « Ergenekon ». Ces procès ébranlent l’image de l’armée turque considérée comme la gardienne de la laïcité et du nationalisme. Ils attisent les tensions entre l’AKP et ses opposants. Le principal parti d’opposition (gauche nationaliste) et les forces armées soupçonnent le gouvernement d’avoir un plan caché d’islamisation du pays. Le système judiciaire, qui apparaît comme l’ultime arbitre dans l’affaire Ergenekon, est lui-même profondément affecté par les divisions de la scène politique, plusieurs observateurs doutant de l’indépendance et de l’impartialité des tribunaux.

Cette situation met aussi en danger le processus d’adhésion du pays à l’UE. Rappelons que depuis l’ouverture des négociations d’adhésion, en 2004, la Turquie se trouve dans l’obligation de respecter les critères de Copenhague qui exigent qu’un pays candidat soit une démocratie stable, respectueuse des droits humains, de la règle de droit et de la protection des minorités. Les événements récents montrent l’urgence d’une révision radicale de la Constitution issue du coup d’État de 1980. Il est essentiel que les principaux acteurs surmontent leurs divisions pour consolider les réformes. Le chemin de la Turquie démocratique semble long et ardu.



[1] National Research on Domestic Violence Against Women in Turkey 2008, recherche menée par la Direction générale du statut de la femme, Commission européenne, Turquie, 2009.

Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend