Relations mars-avril 2018

Tumultes politiques : décoder les temps présents

Jonathan Durand Folco

Des voies pour sortir de la mondialisation néolibérale

L’auteur, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul, a publié À nous la ville ! Traité de municipalisme (Écosociété, 2017)

Dans les interstices d’un système économique et politique défaillant, les initiatives citoyennes se multiplient pour réinventer nos façons de consommer, de se loger et d’exercer le pouvoir.

 

Pour le meilleur et pour le pire, nous entrons maintenant dans une nouvelle période historique marquée par la crise de la mondialisation néolibérale. Celle-ci prend actuellement la forme de deux trajectoires opposées. Il y a d’abord la résurgence des populismes autoritaires, des nationalismes conservateurs et des partis d’extrême droite, qui renvoient à une tentative particulière de « protection » face aux menaces extérieures, aux « étrangers » et aux effets dissolvants de la marchandisation généralisée. Or, cette stratégie ne résout en rien la montée des inégalités sociales, causée par l’impératif d’accumulation, d’accélération et d’expansion illimitée du capitalisme qui alimente la crise écologique, la dégradation des conditions de vie et l’insécurité. Cette réponse politique autoritaire représente sans doute le visage dominant et le plus inquiétant de notre époque de transition, symbolisée par la figure tristement célèbre de Donald Trump.

Heureusement, la crise de la mondialisation néolibérale ne prend pas uniquement la forme de cette fermeture draconienne des frontières ou la construction d’États emmurés. Elle donne également lieu à d’innombrables initiatives citoyennes, expérimentations collectives, innovations sociales et expériences politiques qui réinventent la démocratie à l’échelle locale. Cette « démondialisation par le bas », qui opère une transformation démocratique de la société et dessine déjà les contours d’une économie postcapitaliste, se manifeste à travers trois principaux mouvements : les initiatives de transition, les communs et le municipalisme.

Pour des communautés résilientes
Le mouvement des villes en transition[1], lancé il y a une dizaine d’années par Rob Hopkins dans la petite ville de Totnes, au Royaume-Uni, préconise le développement d’initiatives citoyennes et de projets collectifs pour augmenter la résilience socioécologique des communautés locales face au pic pétrolier, aux changements climatiques et à l’instabilité économique. Permaculture, ateliers de conscientisation, agriculture urbaine et biologique, monnaies locales complémentaires, épiceries collaboratives, systèmes d’échange locaux, valorisation de la sobriété sont autant de façons de favoriser la re-localisation de l’économie, la réappropriation des savoir-faire et la création de nouvelles formes de vie. Plusieurs de ces initiatives furent d’ailleurs popularisées dans le documentaire Demain (2015) de Mélanie Laurent et Cyril Dion, qui connut un vif succès en France et au Québec en montrant qu’il existe déjà, malgré la gravité de la crise actuelle, une pluralité de solutions et d’alternatives qui contribuent à changer le monde ici et maintenant.

Il faut noter que la transition va bien au-delà du mouvement initié par Rob Hopkins. En France, une convergence se dessine entre le mouvement Colibris, Alternatiba et les « zones à défendre » (ZAD) comme celle de Notre-Dame-des-Landes. Au Québec, le portail collaboratif « Visages régionaux » (<visagesregionaux.org>) permet de répertorier des centaines d’initiatives citoyennes solidaires présentes partout sur le territoire. Il s’agit bien d’un faisceau complexe d’innovations locales et autonomes qui cherchent à transformer les façons de produire, d’échanger, de consommer et d’habiter le monde.

Cela dit, s’immiscer dans les interstices du système actuel et diffuser des projets exemplaires ne peut être suffisant pour changer le monde. Bien qu’elle représente un progrès par rapport à la conception individualiste des éco-gestes et de la consommation responsable, cette approche « localiste » peine à développer un projet politique cohérent et une vision claire d’un nouveau mode de production qui pourrait dépasser l’économie de marché capitaliste. Ainsi, les initiatives de transition, trop souvent axées sur le processus et l’expérimentation, ne savent pas toujours vers où cette fameuse transition se dirige : il lui manque une boussole de l’émancipation.

Les communs : vieille idée, nouveau souffle
Un autre mouvement converge actuellement avec les initiatives de transition. Il s’agit du mouvement des communs, qui remet directement en question l’hégémonie du modèle de la propriété privée dans une foule de sphères de l’économie et de la société. Qu’est-ce que le commun ? Il s’agit d’un modèle de gestion collective de ressources partagées qui se distingue à la fois de la propriété privée et de la propriété étatique. Jardins collectifs, terres communales, logiciels libres, communs numériques de type Wiki, cohabitats, forêts gérées par une coopérative de solidarité… autant de modèles reliant une ressource avec une communauté qui détermine collectivement des normes d’accès et d’usage pour en assurer la durabilité.

Bien que les communs ne soient pas une création récente, mais une forme institutionnelle qui date de plusieurs millénaires, la dynamique de marchandisation, de privatisation et d’enclosures engendrée par le capitalisme mondialisé a créé un besoin urgent de protection et de création des communs. Comme le notent les philosophes Pierre Dardot et Christian Laval, « la revendication du commun a d’abord été portée à l’existence par les luttes sociales et culturelles contre l’ordre capitaliste et l’État entrepreneurial. Terme central de l’alternative au néolibéralisme, le “commun” est devenu le principe effectif des combats et des mouvements qui, depuis deux décennies, ont résisté à la dynamique du capital et ont donné lieu à des formes d’action et de discours originales[2] ».

Les travaux de chercheurs comme Elinor Ostrom, Yochai Benkler et Michel Bauwens montrent que les communs pourraient former les piliers d’un nouveau modèle de production basé sur la collaboration entre pairs. L’émergence récente de dizaines d’« assemblées de communs » en Europe ainsi que le réseautage international entre commoners permettent de décloisonner une foule d’expériences collectives dispersées. Si l’usage du terme « commun » est beaucoup moins répandu au Québec, cette notion pourrait sans doute fédérer les projets d’économie sociale, des innovations régionales et des expériences comme le Bâtiment 7, dans le quartier Pointe-Saint-Charles, à Montréal. Le paradigme des communs a aussi plusieurs résonances avec un nouveau mouvement politique en plein essor : le municipalisme.

La poussée du municipalisme
Lors des élections municipales de 2015, les principales villes d’Espagne comme Barcelone et Madrid ont été conquises par des « plateformes citoyennes municipalistes ». Ces coalitions locales rassemblant comités citoyens, partis de gauche radicale et groupes écologistes ont décidé de passer de l’occupation des places publiques à « l’occupation des institutions ». Loin d’être une expérience isolée, le municipalisme espagnol ne représente que la pointe la plus visible d’un mouvement de fond qui émerge aux quatre coins du globe. Tenu en juin 2017 à Barcelone, le premier Sommet international municipaliste a réuni des activistes, des élus et des associations provenant de plus de 150 villes à travers le monde pour discuter d’une foule d’enjeux : démocratisation de l’économie, défense des droits sociaux, transition écologique, communs urbains, accueil des réfugiés, droit au logement, etc.

Le municipalisme converge déjà avec les initiatives de transition et le mouvement des communs dans différentes villes comme Bologne (Italie), Grenoble (France), Gand (Belgique) ou Jackson (États-Unis). Une étrange synergie prend forme à l’échelle municipale pour inventer de nouveaux modèles institutionnels au-delà de la propriété privée et transformer la sphère politique par l’autogouvernement local. Les mouvements de transition des communs et du municipalisme[3] favorisent un retour au territoire, un modèle de développement local autosoutenable et une sortie de la mondialisation néolibérale qui n’a rien à voir avec le repli identitaire des populismes ethnonationalistes et autoritaires en vogue.

Toutes ces stratégies locales permettent-elles toutefois de porter un projet social, économique et politique alternatif ? Pour reprendre la distinction d’Erik Olin Wright entre trois types de transformation sociale[4], on peut dire que les initiatives de transition et les communs favorisent une « stratégie interstitielle » basée sur les « utopies réelles », alors que le municipalisme préconise une « transformation symbiotique » via des coalitions et des réformes locales. La transition vers un nouveau système semble ainsi privilégier les tâtonnements et une lente incubation d’une nouvelle société à une « rupture » ou à une révolution.

Cela permet-il de rompre avec la domination des grandes puissances, des multinationales et des États qui demeurent contrôlés par des élites ou faudrait-il s’immiscer à d’autres niveaux de pouvoir pour permettre une réelle réappropriation démocratique de la souveraineté populaire ? À mon sens, une transition basée sur les communs et les villes rebelles ouvre la voie à une « rupture » plus profonde, en érodant progressivement les contraintes du système, mais il faudra aller plus loin.

Deux stratégies paraissent alors possibles, du moins en contexte québécois et canadien : dégager des espaces d’autonomie comme le mouvement de libération kurde au Rojava ou le mouvement zapatiste au Chiapas, qui refusent le modèle de l’État-nation, ou encore construire une nouvelle république sociale, plurinationale et décentralisée par le biais d’un « processus constituant ». Il est sans doute trop tôt pour préciser quelle est la meilleure stratégie à adopter au Québec, mais il est absolument nécessaire de multiplier dès maintenant les initiatives de transition, de populariser le modèle des communs et d’organiser des plateformes municipalistes afin d’amorcer une sortie démocratique du système établi.

[1] Voir Iseult Séguin Aubé, « Le mouvement des villes en transition », Relations, no 741, juin 2010.
[2] P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p.16.
[3] Voir J. Durand Folco, « Pour un municipalisme d’ici », Relations, no 786, octobre 2016.
[4] Voir E. O. Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017.

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