Relations septembre-octobre 2015

Danger: impasse du progrès

Bernard Émond

De l'admiration

C’était au début juin. J’étais seul sur une plage du côté nord de l’île Verte, perdu dans mes pensées devant l’immensité du fleuve. De temps en temps, au large, un béluga montrait la demi-lune de ses flancs. La mer était calme, il n’y avait pas un souffle de vent ; on entendait à peine le cancanage d’une petite famille d’eiders ou le cri lointain d’un goéland. La paix, la sainte paix, comme on le dit parfois très justement.
 
Une promeneuse passe à 20 pas de moi et me salue. Je ne l’avais pas vue venir. Tiré de ma contemplation, je bafouille une salutation et, pour expliquer ma confusion, j’ajoute : « Excusez-moi, j’étais, j’étais… » Mais les mots ne viennent pas. Comment expliquer où j’étais ? La promeneuse vient à mon secours : « Vous étiez en admiration. » Jamais mot ne m’a semblé plus juste.
 
Admiration, voilà un mot qu’on n’utilise plus guère, et peut-être même un sentiment qu’on éprouve de plus en plus rarement. « Sentiment de joie et d’épanouissement devant ce qu’on juge beau ou grand », nous dit le Robert, qui nous offre comme synonymes « éblouissement, émerveillement, engouement, enthousiasme, extase et ravissement ». Bien sûr, aucun de ces synonymes ne recouvre exactement le sens du mot admiration, qui me semble comprendre un rapport actif de l’admirateur avec la chose ou la personne admirée : une reconnaissance de sa grandeur ainsi qu’une sorte de gratitude.
 
À notre époque désabusée, arrivons-nous encore à considérer que quelque chose ou quelqu’un puisse nous dépasser ? Nous ramenons tout à notre pauvre mesure, et au premier chef à nous-mêmes. Et qu’il puisse y avoir une hiérarchie des valeurs ou des œuvres est anathème dans la démocratie de marché : tout est question de goût, n’est-ce pas ? Quant à la gratitude, elle n’a guère la cote ; nous considérons que tout nous est dû : les droits individuels constituent l’horizon de la pensée politique et l’extension illimitée de la liberté personnelle passe pour l’achèvement de l’aventure humaine. Nous avons maintenant un rapport de consommateurs au monde.
 
Or, il faut admirer, parce que l’admiration implique une responsabilité. Le monde se défait de jour en jour devant nos yeux : la nature est saccagée, le rapport au passé et à la culture se délite, la générosité et le sentiment d’une appartenance commune (à une famille, à une nation, à l’humanité) reculent. Ce paysage, cette œuvre, ce personnage ou cette action dont j’admire la beauté et la grandeur et qui m’élèvent, j’en suis en quelque sorte responsable. Mais de quelle responsabilité ? Pour le paysage, cela tombe sous le sens : nous savons que si nous n’agissons pas, le réchauffement planétaire, la déforestation et la progression inexorable du cancer urbain détruiront ce qui reste de beauté sur cette planète miraculeuse et fragile.
 
Pour les œuvres ou le rapport au passé, nous ne sentons pas une menace aussi immédiate. Car enfin, nous pouvons nous retirer du monde et continuer à lire Tolstoï ou à écouter Bach. Mais une partition n’existe vraiment que si elle est jouée, un livre n’existe vraiment que s’il est lu et l’histoire et la culture n’existent que par une mémoire active. Nous avons la responsabilité de maintenir vivant et de transmettre un amour des œuvres, des cultures et des traditions qui enrichissent l’expérience humaine. Mais il importe que ces œuvres, que cette histoire et que ces traditions ne deviennent pas des refuges d’esthètes devant une réalité insupportable : elles doivent demeurer des sources d’inspiration qui nous donnent des raisons d’agir. Il en va de même pour les grands personnages que nous admirons, artistes, hommes et femmes politiques, scientifiques. Notre admiration est stérile si elle ne débouche pas sur l’action.
 
Mais je n’ai pas parlé de la joie et de l’épanouissement que nous éprouvons lorsque nous admirons la splendeur du fleuve ou la grandeur d’un quatuor de Beethoven. La joie, Pierre Vadeboncoeur l’avait souligné dans un texte de jeunesse, est bien différente du bonheur. « Le bonheur est senti comme une chose à garder et à défendre, tandis que le sentiment de joie est essentiellement distributif. La joie n’est pas une chose que l’on tient et que l’on s’approprie, mais une chose que l’on annonce » (La ligne du risque, HMH, 1963, p.12). Il est bien possible que, dans notre période troublée, le bonheur recule devant les effets conjugués de la sauvagerie économique et de l’explosion de nos désirs. Mais la joie, elle, est toujours là, prête à nous prendre par surprise, à nous faire sortir de nous-mêmes, à nous faire sentir que nous sommes une partie de quelque chose qui nous dépasse.
 
Ce sont des moments précieux qui n’exigent de nous que l’ouverture, l’humilité et l’attention au monde. Ces moments où nous reconnaissons qu’une beauté, une grandeur qui nous sont supérieures ne nous abaissent pas : bien au contraire, ils nous élèvent. Et paradoxalement, cette beauté, cette grandeur qui nous semblent inatteignables ont besoin de nous. Nous en sommes les gardiens.

Danger: impasse du progrès

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