Relations mai-juin 2019

Quand nos repères sont bousculés – Décolonisation, migrations, crise écologique

Julie Depelteau

Conflits en territoire wet’suwet’en

L’auteure enseigne la science politique à l’Institution Kiuna à Odanak

La construction du pipeline Coastal GasLink révèle le caractère illégitime de la souveraineté coloniale canadienne sur les territoires autochtones.

 

En février dernier, l’intervention brutale de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) contre des membres de la Première Nation Wet’suwet’en en Colombie-Britannique, qui s’opposent à la construction du pipeline Coastal GasLink sur leur territoire, est venue rappeler l’existence de plusieurs conflits entre la souveraineté coloniale canadienne et celle des Wet’suwet’en.

Le premier de ces conflits tient au fait que les Wet’suwet’en n’ont jamais cédé leurs territoires au gouvernement du Canada, pas plus qu’à celui de la Colombie-Britannique. Dans les années 1980 et 1990, leurs chefs héréditaires (avec les Gitxsan) sont allés devant les tribunaux canadiens pour faire comprendre aux gouvernements coloniaux qu’ils n’ont pas d’autorité sur leurs territoires. En preuve, ils ont présenté leurs chants, leurs histoires et l’Anuk Nu’at’en (loi wet’suwet’en), que des juges ont rejetée parce que relevant de la tradition orale. En 1997, dans l’arrêt Delgamuukw, la Cour suprême du Canada a ordonné un nouveau procès, jugeant que ces preuves étaient bel et bien admissibles, que les arguments de la Couronne quant à l’extinction du titre des Wet’suwet’en n’étaient pas valides, et que leurs droits sur leurs territoires n’ont jamais été abolis. Dans un éventuel procès, ces trois points devraient permettre de faire enfin reconnaître le titre wet’suwet’en.

Un deuxième conflit tient à l’organisation politique de la nation Wet’suwet’en. Celle-ci est composée de 5 clans et 13 maisons, chacune dotée d’un chef héréditaire nommé par son clan (et pouvant être destitué par celui-ci). Ce chef a la responsabilité de veiller sur le territoire de sa maison, suivant l’Anuk Nu’at’en. Or, avec l’instauration de la Loi sur les Indiens en 1876, six conseils de bande ont été imposés pour gouverner les Wet’suwet’en, dans le but de remplacer le système de gouvernance héréditaire et de faciliter la saisie des territoires des Premières Nations. Le conflit entre les deux systèmes est le fait et l’objectif du gouvernement colonial.

Malgré cela, le système traditionnel s’est maintenu et les 13 chefs héréditaires ont catégoriquement rejeté la construction de pipelines sur leur territoire. Toutefois, cinq des six conseils de bande ont signé des contrats avec Coastal GasLink pour la construction et l’exploitation d’un gazoduc d’environ 200 km en territoire wet’suwet’en, en échange de différents avantages financiers. Cette offre était attrayante compte tenu du financement insuffisant accordé aux communautés autochtones, contrôlé par le fédéral, et des maigres possibilités d’autofinancement permises par la Loi sur les Indiens. Les signatures des chefs de bande servent désormais de sceau légal pour présenter l’action des chefs héréditaires comme radicale, hors-la-loi, voire illégitime.

Ce qui est embêtant pour la Couronne, c’est que la Loi sur les Indiens, n’ayant pas prévu la persistance des territoires et des systèmes de gouvernance traditionnels, a limité les pouvoirs des conseils de bande aux seules terres des réserves. Or, le projet de Coastal GasLink est entièrement situé à l’extérieur de celles-ci. L’autorité des conseils de bande pour signer ces contrats est donc contestable, ce qui a été soulevé à plusieurs reprises par les chefs héréditaires wet’suwet’en, sans effet.

Ce qui nous mène à la confrontation qui a culminé en février dernier. Depuis 2010, des membres d’Unist’ot’en, l’une des 13 maisons wet’suwet’en, ont bâti un « camp » barrant la route à six projets de pipelines (dont il ne reste aujourd’hui que Coastal GasLink et Pacific Trails Pipeline). Ce « camp » est en fait un complexe de quelques bâtiments, dont un centre de guérison. La guérison est ici un mode de résistance à l’extraction et au transport d’énergies fossiles et, pour les Wet’suwet’en, une énième affirmation en actes de leur autorité sur leurs territoires.

Ce site est occupé par la maison Unist’ot’en depuis longtemps avant l’arrivée des premiers colons. Sur la route forestière qui y mène, une barrière a aussi été érigée. Pour la franchir, les visiteurs doivent répondre de manière satisfaisante à cinq questions sur leur identité et leurs intentions. En appui au camp Unist’ot’en et pour le protéger d’interventions policières, Gidimt’en, l’un des cinq clans wet’suwet’en, a établi une autre barrière plus bas sur la même route. Le consortium Coastal GasLink, formé de plusieurs entreprises pétrolières et gazières, a donc demandé une injonction pour faire lever ces barrières bloquant l’accès des travailleurs au site de construction de son gazoduc. L’intervention des forces tactiques de la GRC, en février dernier, visait à faire appliquer cette injonction. Quatorze personnes ont été arrêtées à la barrière de Gidimt’en. Sous la menace d’un second raid par les forces policières, celle d’Unist’ot’en a été levée.

Or, un peu comme si les ancêtres wet’suwet’en étaient intervenus pour répliquer à ce coup de force colonial, des pointes de flèches anciennes ont été déterrées sur un site de construction. Conformément à la loi provinciale, qui prévoit que les sites datés d’avant 1846 (année de la « déclaration de la souveraineté britannique ») doivent être laissés intacts, les travaux ont été suspendus.

Mais il ne s’agit là que d’un nouvel exemple du fait que sur les territoires des Wet’suwet’en, les gouvernements et les entreprises ne se conforment qu’aux lois coloniales, au mépris de l’Anuk Nu’at’en.

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