Relations mai-juin 2016

Dominique Boisvert

Ces valeurs dont on parle si peu. Essai sur l’état des mœurs au Québec – Jacques Grand’Maison

Dans son numéro de février 2000, Relations publiait une longue entrevue que j’avais réalisée avec Jacques Grand’Maison, qui avait presque saveur de testament, car il était alors très malade et on craignait pour sa vie. Quinze ans plus tard, celui-ci nous livre son véritable testament dans cet essai puisque, de son propre aveu, il arrive au bout de sa route cancéreuse.
 
L’homme et le prêtre n’ont pas changé. Ils continuent d’être profondément unifiés dans leur souci de contribuer à construire un Québec héritier du meilleur de son histoire. Comme le travailleur acharné et le citoyen engagé qu’il a toujours été, Grand’Maison ne peut se résoudre à nous quitter sans nous rappeler, une dernière fois, ses convictions profondes, ses inquiétudes et son espérance face à notre société. Ce livre est, pour lui, son ultime contribution à ce Québec qu’il a tant aimé.
 
Sociologue, théologien et incontestablement l’un de nos grands intellectuels québécois (il a écrit près de 50 livres et fait d’innombrables interventions publiques), Jacques Grand’Maison est fondamentalement un ouvrier de la pensée, un homme de terrain. Il puise sa matière dans sa société et les hommes et femmes qu’il côtoie ; il confronte sa pensée avec l’action (y compris dans l’expérience d’autogestion ouvrière de Tricofil, à la fin des années 1970) ; et il cherche à réfléchir et à tirer le sens de l’évolution du Québec (entre autres à travers une recherche-action sur les générations qui débouchera sur une série de six volumes publiés entre 1992 et 1995).
 
Mais l’auteur est aussi un prophète dérangeant, tant pour sa société que pour son Église. Il dit honnêtement ce qu’il voit et ce qu’il croit, sans se soucier de popularité. Les titres suivants l’attestent : Crise de prophétisme (1965), L’école enfirouapée (1978), Quand le jugement fout le camp (1999) et Questions interdites sur le Québec contemporain (2003), sous-titré à sa manière, avec une pointe d’humour et d’autodérision : Petit manifeste d’un réac progressiste-conservateur anti-postmoderniste.
 
Son dernier livre prolonge ce sillon qu’il trace avec respect mais persévérance : « À quoi bon cette petite merveille du téléphone intelligent, si l’intelligence tout court est superficielle ? De même, à quoi bon la ville intelligente et le précieux GPS, s’il y manque une petite boussole intérieure pour bien orienter le sens de la vie ? » Ces questions, qui ouvrent l’avant-propos du livre, disent bien la préoccupation de Grand’Maison. Au moment de partir, il s’inquiète de la légèreté avec laquelle le Québec semble oublier ses racines et se priver des richesses de son héritage culturel. Pour lui, aucune société forte ne peut se construire en dehors de certaines valeurs essentielles que sont l’appartenance, la durée, le sens de la limite, l’autorité, la profondeur, l’éducation et le jugement.
 
Prêtre enraciné dans sa région de Saint-Jérôme, l’auteur s’est toujours préoccupé d’une « foi ensouchée dans ce pays » (titre d’un autre de ses livres publié en 1979). C’est au nom de cet effort d’inculturation (c’est-à-dire d’une foi vraiment « parlante » pour les gens et la culture d’une société donnée) qu’il ne cesse de questionner son Église, mais aussi de réfléchir sur les conditions d’un christianisme qui puisse être audible et recevable par la société québécoise sécularisée – ses deux plus récents livres portent d’ailleurs sur ce sujet : Pour un nouvel humanisme (2007) et Société laïque et christianisme (2010).
 

Son testament, fait de 19 courts chapitres (sauf celui sur la famille, clairement tiré de travaux précédents), reprend le matériel d’abord publié sous forme de chroniques bimensuelles dans le journal de sa région au printemps 2015. Il ne résume clairement pas la richesse et la profondeur de sa contribution intellectuelle à l’histoire du Québec. Mais il nous rappelle une fois encore, avec l’insistance et la sagesse attendries d’un grand-père sur son départ, ses inquiétudes pour nous et notre avenir (« ce qui me turlupine le plus, c’est la superficialité »). Ce qui ne l’empêche pas de vouloir, comme Bernanos, « défoncer le désespoir avec une foi et une espérance têtues ». Bel héritage pour un éducateur qui aura consacré ses 84 ans « à la transmission des valeurs ». Pour cela, merci Jacques Grand’Maison.

Jacques Grand’Maison
Ces valeurs dont on parle si peu. Essai sur l’état des mœurs au Québec
Montréal, Carte blanche, 2015, 131 p.

La puissance de la création

Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend