Relations mars 2011

La force de l'indignation

Hugo Latulippe

Ces porteurs d’éclairs

L’auteur est cinéaste

En Europe, l’extrême droite conservatrice gagne du terrain. Ci-offerts, trois tableaux d’un documentariste indigné par l’intensification de la xénophobie.

Séquence 1

Pour une année ou deux, ma famille et moi sommes posés dans ce village crème chantilly du centre de l’Europe, entourés de verts appétissants, jardinés au quart de tour. Ici (ou ailleurs), notre sentiment de tous les instants est d’avoir une chance sans bon sens (une chance géographique?). Vivre dans les nuages pour une vie, incarnés à la bonne place. On le sait, ce confort-là est réservé aux cinq pour cent de l’humanité (est-ce qu’on le sait?).

Québécois, Européens, Américains.
On a tiré la carte la plus pâle.
Cette vie est un sursis.

Dès lors, credo. Ne pas apprendre à nos enfants à se vautrer dedans, à s’empiffrer. Leur enseigner, avec amour, que le reste du monde nous concerne toujours. De Lucy à Lucifer. Reconnaître les erreurs passées. Les introduire à « l’échec du matériel ». Marcher doucement. Les inciter à combattre quand il le faut. 

Et à nourrir un feu de camp du kaliss, en dedans. 

Parce que… Pas un jour ici ne passe sans que la radio publique ne rapporte les propos, les faits et gestes d’un politicien d’extrême droite. Souvent élu. (Je monte le son, pour être certain. Ben oui, il est ÉLU cet osti de clown là!) Il est poli, cordial, propre et rasé, mais il parle en utilisant des autoroutes de contournement; on entend tout de suite qu’il n’entre pas souvent dans le cœur

des villes,
des choses,
des gens.

Il parle de préserver, de conserver, comme si on était des cannes de bines. Il a un petit sourire de licheux dans la voix, comme un curé. Ses bonnes manières cachent quelque chose. Il dégouline. Il dit « le problème des étrangers », comme si les étrangers n’écoutaient pas la radio. Comme si on était entre nous (entre qui?). On entend tout de suite l’inexpérience de l’au-delà de lui, l’inexpérience de l’altérité. La peur des bêtes terrées. Et on frissonne en touillant la salade.

Un peu comme si on touillait une salade à Munich en 1930.

Rien que cette année, le Front national rallie 20 % des suffrages dans le nord de la France. « L’effet Calais », probablement. Mais il n’y a pas que là que le gris infeste. Les mots Languedoc, Provence, Côte d’Azur, Lorraine, Bourgogne et Champagne ont aussi perdu de 12 à 20 % de leur magie.

La poésie a changé de camp.  

En Suisse, l’initiative de la droite conservatrice pour le renvoi des « criminels étrangers » a obtenu 66 % d’adhésion dans le canton de Schwyz. D’après Amnistie internationale, si le venin de l’Union démocratique du centre (UDC) devient une loi fédérale, la Suisse enfreindra le droit international. Aux Pays-Bas, le parti de Geert Wilders occupe désormais 24 des 150 sièges du Parlement. En Autriche, un ersatz de Jörg Haider qui fréquente les associations étudiantes Burschenschaften fermées aux femmes, rallie 27 % des électeurs à Vienne. Au Danemark, le Dansk Folkeparti obtient 14 % des voix. Idem pour le Fremskridtpartiet en Norvège. En Suède, le Sverigedemokraterna détient maintenant 20 sièges du Riksdag. Et en Bavière, des élus du Parti national-démocrate (NPD) réhabilitent la rhétorique nazie. Sans parler de l’augmentation de la violence xénophobe en Europe orientale, plus notoirement en ex-Yougoslavie, en Hongrie, en Pologne et en Russie.

Si bien que, forcément, sous l’influence de ces quelque 15 % de sympathisants de l’extrême droite aux quatre coins du berceau de la civilisation, Pépé a commencé à ériger un cordon de sécurité autour de sa chance, une frontière blindée que les sous-humains ne doivent plus franchir. Des boudins de clôtures barbelées (celles avec les petites lames de rasoir) jonchent le sol des avant-postes espagnols de Ceuta et Melilla. En Méditerranée, des vedettes FRONTEX jouent à la guerre le jour et la nuit. Sur les plages du Sud, de l’infrarouge pour voir les nègres dans le noir.  

La prédation s’immisce tranquillement
dans le quotidien des Républiques européennes.
Encore.

Séquence 2

De l’autre côté du détroit, des foules de jeunes gens rêvent de crème chantilly. Et de pays où les humains ne se mangeraient pas entre eux. Toutes les nuits, ils télévisualisent notre vie simultanée. Et cette marche héroïque vers nos pays lactés, qu’ils feront (car les révolutions finissent toujours par se faire). Cette marche à tout prix hors de Lagos, hors de Johannesburg, hors de Kinshasa, de Ouaga, de Monrovia.

Toutes les nuits, ce rêve d’arriver en nous, en vie,
ce rêve d’être reçus à dîner sur les hauts plateaux.

Ils ne savent pas encore qu’ils vont commencer par se noyer
dans le sel de nos architectures à 15 % desséchées.
Se noyer pour une ou deux générations, probablement.
Ils ne savent pas encore qu’ils seront servis pour dîner,
dans les commissariats de Clichy.

À cinquante sur des bateaux brêlés de fortune, ils dériveront jusqu’à Lampedusa, Calasetta, Almeria… gorgés d’espérances humaines. On les verra s’échouer par milliers. Les côtes sur le long, la yeule en sang, maganés, mal amanchés, maigres comme des capelans. Mais déjà debouttes, déjà loin.

Vers nous.
En nous.
Comme des fous furieux de l’avenir.
L’avenir de la France, de la Suisse, de l’Allemagne, de l’Espagne.
L’Europe de 2030, and beyond.
Devenir l’Europe. 

Séquence 3

Amir Khadir entre à l’Assemblée nationale du Québec, par trente sous zéro. Sur le répondeur du nouvel élu phénoménal, le poète Richard Desjardins dégoupille ses mots d’artificier…

Au creux de cette nuit noire,
où même on en vient à croire,
ils sont bienvenus ces porteurs d’éclairs
qui illuminent nos prairies fertiles,
et nos sentiers oubliés.

La paume ouverte, le nouveau député jure fidélité au peuple québécois, sous le regard effleuré d’orient de son papa Ispahan. Nos doigts de la main se tricotent automatiquement des liens inextricables avec le reste du monde. Une connexion haute vitesse avec les étoiles est établie.

Tiens-moi la main très fort s’il te plaît,
je fais un vœu.
L’extrême droite organisée en parti politique
n’existera pas ici.
C’est tout le pays boréal qui sera en bois deboutte.
C’est tout le pays qui ouvre grand.
À partir d’aujourd’hui,
nous élirons une suite ininterrompue de porteurs d’éclairs,
républicains, humanistes, internationalistes. 

Avec les gens d’avant,
avec les gens d’après,
dans nos maisons, nos bistros, nos écoles à foison,
nous chaufferons le poêle d’un autre siècle de Lumières.

La force de l'indignation

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