Relations novembre-décembre 2019

« Un vrai hivernant hiverne, sans le traumatisme de l’hivernitude, durant la phase du plein hiver et tout en demeurant dans son hivernie nationale ; il fait alors la démonstration que l’hivernité peut être vécue normalement. »

Louis-Edmond Hamelin

 

Nombre de personnes appréhendent l’arrivée de l’hiver. Sa longueur et sa froideur en rebutent plus d’un. Ce n’est pas seulement le cas d’immigrants pour qui le gel et la neige sont inconnus, ou de personnes vieillissantes ou handicapées qui voient dans la neige et la glace un danger potentiel, ou encore de personnes à faible revenu pour qui l’arrivée du froid signifie automatiquement de greloter même chez elles à cause d’une isolation déficiente ou pour économiser sur l’électricité, sans parler d’itinérants infiniment vulnérables aux nuits glaciales. Il s’agit de Monsieur et de Madame Tout-le-monde. Le géographe Louis-Edmond Hamelin, grand spécialiste de l’hivernité, estimait qu’en 2014, il y avait à peu près 35 % de la population québécoise qui acceptait l’hiver convenablement[1], le plus consolant étant pour lui qu’il s’agissait surtout de jeunes… Ainsi pouvait-on espérer qu’ils lèguent à leurs enfants leur amour de l’hiver et qu’ainsi, avec le temps, fonde ce contingent formant 65 % de la population québécoise qui préfèrerait un pays sans hiver.

Comment habiter vraiment un territoire comme le Québec sans aimer l’hiver qui dure un bon cinq mois, ou du moins comment l’accueillir comme une part de nous-mêmes, partie intégrante de notre québécité ? Puisque notre pays, c’est l’hiver, comme le chante si bien Vigneault, se pourrait-il que notre frilosité à faire pays trouve là ses racines ? Nous peinons à épouser les formes, les espaces, les écarts climatiques et les temporalités qui sont les nôtres pour bâtir nos rêves. Comment pourrions-nous puiser le courage de le faire si l’hiver déplaît tant ? On pourrait même avancer que perdure peut-être chez nous une mentalité de colons, nostalgiques de leur mère-patrie. Ces colons d’abord français puis canadiens-français, arrivés en pays d’autochtonie sans l’habitude d’un tel froid intense et d’une telle abondance de neige, ont lutté pour survivre à l’hiver, comme une épreuve à passer, un fardeau à porter pour qui regarde encore sa terre natale, les saisons de là-bas, avec regret. De fait, à part les Autochtones, et une minorité des autres, vivons-nous vraiment comme faisant partie des peuples du Nord pour qui l’hiver est partie prenante de son univers mental, culturel, psychique, spirituel autant que temporel et spatial ?

Pour y arriver, il faudrait résolument nous inscrire à l’école des Autochtones et apprendre auprès d’eux à habiter le Nord, comme les premiers arrivants français ont appris à déjouer la mort que faisait planer sur eux le scorbut, grâce aux décoctions d’écorces et d’aiguilles de conifères dont les Autochtones avaient le secret. Grâce à eux, ils ont aussi appris à se déplacer dans la neige. Mais au-delà des techniques utiles, il nous faut apprendre à habiter le territoire et l’hiver comme une modalité de notre être et de la vie – et non pas comme une simple absence d’été, un manque de chaleur, une saison morte… Car il y a tant de vie dedans, pour paraphraser Félix. Par sa beauté, sa lumière, ses musiques, ses fêtes, ses rituels, son rapport différent au temps, à soi et aux autres, l’hiver, en soi, est un monde.

Même parmi les pires « hivernophobes », comme Hamelin les a si bien appelés, ceux et celles qui chialent contre l’hiver avant qu’il ne pointe son nez froid, même parmi les snowbirds invétérés qui hivernent au sud des mois durant, ou les vacanciers qui le fuient une semaine ou deux, beaucoup savent reconnaître la luminosité unique et magnifique d’un mois de janvier ou de février, s’émerveiller devant un paysage enneigé et givré, éprouver une joie enfantine à jouer dans la première neige, à marcher dans la poudrerie, même si le souvenir de la gadoue ou de la sloche les hante aussi.

Avec la beauté, la lumière et les jeux d’hiver, les festivals restent également des moments privilégiés pour renforcer l’amour de l’hiver. À tout seigneur, tout honneur, la palme revient au Carnaval de Québec, qui fête cette année son 65e anniversaire – mais héritier d’une tradition qui avait vu le jour dans la capitale en 1894. Avec son palais et ses sculptures de glace, son Bonhomme carnaval, ses compétitions en canot et son défilé nocturne, il réjouit le cœur des Québécoises et des Québécois en février. Ce n’est pas pour rien si les gens de Québec entretiennent un rapport plus serein avec l’hiver, bien davantage que les Montréalais qui, heureusement, s’en inspirent depuis plusieurs années, avec entre autres la Fête des neiges et Montréal en Lumière.

L’hiver marque en tout cas profondément notre imaginaire. Les différentes tempêtes du siècle, le verglas de 1998, les coupes Stanley gagnées par les Canadiens sont pour beaucoup des repères biographiques. Des fêtes comme Noël et le Jour de l’An sont indissociables de l’hiver. Quand la neige se fait attendre, ou qu’un redoux chasse la première neige, combien sommes-nous à l’approche des fêtes à appeler de nos vœux la chute de neige qui donnera les couleurs nivéales tant attendues aux réveillons du 24 décembre et du Nouvel An ? Et, comme la foi s’inculture nécessairement, signe que l’âme du croyant plonge ses racines dans la chair sensible et la terre qu’il habite, dans nos contrées, la crèche de l’enfant Jésus et le sol que foulent les bergers sont recouverts d’épais cristaux de neige.

Même si nous ne l’habitons pas toujours ou refusons de l’habiter par résistance, snobisme, déracinement ou faiblesse, l’hiver, lui, fait malgré tout sa place en nous. Pour preuve, les multiples gestes, pratiques, attitudes, habitudes et rituels qui inscrivent profondément notre existence dans sa temporalité. Il y a la préparation de la terre, du jardin, des escaliers et de la maison en prévision de l’hiver, accompagnée du déballage des foulards, gants, bonnets, bottes, pelles, traîneaux, patins, sable ou sel. Puis, viennent les décorations de Noël, qui s’attardent souvent tout l’hiver ; les bonhommes de neige qui se dressent spontanément les jours de neige molle ; les séances de déneigement du trottoir ou de l’auto, devant chez soi, moments privilégiés de placotage avec les voisins. Alors que nous sommes le plus souvent encabanés au chaud, plusieurs rites de solidarité – comme celui de pousser seul ou à plusieurs l’auto d’un chauffeur « spinant » désespérément dans un banc de neige, d’accompagner une personne âgée sur une surface glissante ou d’esquisser un regard complice à un passant qui vient de perdre, pendant un bref instant, l’équilibre sur une chaussée glissante, et tant d’autres petits gestes – signent notre commune appartenance…

L’hiver nous façonne, nous interpelle et nous habite qu’on le veuille ou non. Il parle de nous, de nos manques, de nos amours, de nos espoirs et de nos craintes. Il attend patiemment, comme le territoire qui nous est imparti, qu’on le reconnaisse, bon gré mal gré, comme notre frère de sang, même si parfois il peut être agaçant quand il s’éternise un peu trop.

 

[1] Daniel Chartier et Jean Désy, La nordicité du Québec. Entretiens avec Louis-Edmond Hamelin, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014.

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