Relations juillet-août 2017

150e du Canada : ce qu’on ne fêtera pas

Alain Deneault

Le Canada, un projet colonial réussi

L’auteur, directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris, a publié entre autres Noir Canada (2008) et Paradis fiscaux : la filière canadienne (2014) chez Écosociété

Et si le Canada de 1867 ressemblait au Congo de Léopold II, mais réussi ? Oser ce trait d’esprit éclaire la nature fondamentalement impérialiste et commerciale d’un projet colonial accompli.

 

Comprendre le Canada suppose qu’on en aborde la réalité du point de vue de sa genèse coloniale. Sans quoi, toute lecture rétrospective risque de subordonner la conscience qu’on s’en fait au mythe trudeauiste de l’hospitalité libérale ou au récit pearsonien du chantre pacificateur de la planète. Ces conceptions idéologiques ont souvent contaminé les travaux d’historiens de céans, ceux-ci les avalisant pour traiter des événements de notre histoire comme d’autant de jalons y conduisant directement à la manière d’une téléologie radieuse. Combien ont fait l’impasse sur les intérêts qui ont présidé à la fondation de ce comptoir commercial qu’a été et que reste fondamentalement le Canada, et sur la nature criminelle de son évolution !

« Un Congo de Léopold II réussi ». Ainsi peut-on en peu de mots résumer le Canada dans sa mouture de 1867. L’expression rend compte de l’esprit du temps de sa fondation, de l’idéologie qui préside à sa création ainsi que du projet fondamentalement impérialiste et commercial qu’il réalise.

Pourquoi Léopold II ? Parce que le vulgaire potentat belge souhaitait lui aussi une colonie à cette époque et qu’il constitue en quelque sorte l’idéal-type du projet colonial européen du XIXe siècle d’inspiration britannique. Son maître à penser en la matière, le juriste James William Bayley Money, en a cerné les caractéristiques dans son ouvrage utopiste tiré de l’exemple d’une île asiatique exploitée par les Hollandais, intitulé Java or How to Manage a Colony (Hurst & Blackett, 1861). Ce quasi-manuel définit la colonie tel un genre nouveau de souveraineté destinée à organiser la vie d’une collectivité exclusivement autour d’intérêts qui ont trait à une communauté de dominants vivant à l’extérieur du territoire concerné : l’exploitation des ressources et la subordination des acteurs à cette perspective de mainmise (esclavagisme, chasse intensive) et d’extraction (agriculture, mines et autres richesses naturelles).

Ce n’est pas l’île que Léopold II fantasmait que lui ont finalement consenti ses pairs européens, au demeurant le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, mais une contrée africaine de la taille d’un continent, le Congo, que l’explorateur Stanley conquit à coup de traités factices.

Du fiasco à la réussite
À la Conférence de Berlin de 1885, lors de laquelle les puissances coloniales européennes se sont partagé l’Afrique en lui imposant arbitrairement ses frontières, la Belgique fait figure de pays médiocre, capable de gérer sa souveraineté commerciale strictement à la manière d’un huissier du droit des affaires, de façon à y garantir des opérations dites à l’époque de « libre-échange ». Léopold II passe alors pour le titulaire d’une souveraineté détenue d’abord à titre privé, appelé à assurer dans ce vaste territoire du Congo l’administration requise permettant aux conglomérats, sociétés à charte et autres start-up de l’époque de prospérer ou d’acquérir, dans une extrême violence envers les populations indigènes et par l’asservissement des colons européens, un capital primitif apte à propulser la course au profit.

L’histoire nous apprend que ce fut un fiasco, Léopold gérant goulûment à son avantage ce gigantesque patrimoine et le conduisant à la faillite. Le Royaume de Belgique dut alors le récupérer à son compte en 1908.

Le Canada, fondé lui aussi dans cet esprit comme toute entité coloniale britannique, fut, pour sa part, conduit avec succès. C’est-à-dire qu’au prix d’ethnocides réalisés contre les Premières Nations sans trop de protestations internationales, il put développer – nonobstant quelques décennies d’une gestion ouvertement corrompue au départ – cet espace de libre-échange permettant à des banquiers et industriels anglais, écossais, éventuellement irlandais, états-uniens puis français, de s’y servir allègrement. Ses institutions publiques ne cherchaient en rien à promouvoir des valeurs républicaines, à savoir médiatiser et traduire la volonté d’un peuple considéré comme souverain, mais au contraire à écarter les colonisés et à subordonner les colons de façon à rendre possible la réalisation de projets d’exploitation et d’exportation de biens par des organisations privées. Le Dominion du Canada n’était pas tant en la matière un État de droit mais un État du droit, au sens où il se limitait à gérer des institutions judiciaires et un ensemble de codes voués à justifier le projet colonial, à garantir les investissements ainsi qu’à assurer le cadre rendant possible la circulation des biens et marchandises de la colonie vers les marchés extérieurs.

L’emprise britannique
Telle était la visée de l’Empire colonial britannique, mercantile pour l’essentiel. Et dès lors qu’une entité coloniale prétendait à la gestion de sa propre destinée (en devenant un self-government) sur la base de ce projet libre-échangiste, comme l’ont fait les colonies pénitentiaires que constituaient l’Australie et le Canada à cette période, Londres ne résistait pas tellement à cette transformation. Mieux : on l’entérinait par une loi. Le gouvernement britannique forçait même le sort quand il s’agissait d’étendre son emprise à des territoires ne relevant pas de son autorité, par exemple en favorisant le démantèlement de l’Empire ottoman à la suite de sa défaite au terme de la Première Guerre mondiale. De tout nouveaux pays, comme l’Irak, en sont issus, parrainés par le Royaume-Uni dans le cadre de « mandats » conçus par l’entremise de la Société des Nations, ancêtre de l’ONU basée à Genève. Londres a tôt fait de les transformer en « enveloppes juridiques » (selon l’expression de Nicolas Sarkis) destinées à favoriser et à sécuriser l’investissement de sociétés pétrolières au Moyen-Orient. Les rois et les petits chefs locaux se voyaient corrompre au passage pour satisfaire la nécessité de mettre en scène une adhésion locale à cette machination colonialiste, sur une base strictement ethnique.

À lire des historiens aussi différents que Christopher Armstrong, Piers Brendon,Timothy Mitchell et Henri Wesseling, en vient-on à ces observations. Du point de vue de la traite de la fourrure ou des industries céréalière puis minière, le développement du Canada a été le fait d’une vaste entreprise oligarchique. Sur fond de politiques d’apartheid avant la lettre, les sociétés à charte se voyaient donner un blanc-seing par Londres pour piller les ressources du territoire sans égards pour ceux et celles qui l’habitaient ; les actionnaires de grandes sociétés ferroviaires se partageaient les fauteuils ministériels à Ottawa tout en s’attribuant des concessions et les banquiers rédigeaient eux-mêmes les lois régissant leur secteur d’activité.

Longtemps, le Canada n’a même pas été un pays pour tous ces affairistes. Pas plus qu’un banquier suisse ne se dirait bahamien du fait de gérer un établissement offshore à Nassau, les gens d’affaires anglais ou écossais répugnaient à se dire canadiens quand bien même habitaient-ils Halifax ou Montréal. Le Canada se définissait dans un rapport concurrentiel avec les États-Unis. Par exemple, il a laissé se développer à Toronto, et plus tard dans l’ouest du pays, des institutions boursières complaisantes quant à la spéculation sur des titres miniers que jamais la Securities and Exchange Commission, le gendarme étasunien de la bourse, n’aurait acceptées. Aussi, Ottawa a permis aux banques de tirer profit des lois protectionnistes étasuniennes au point de se faire les intermédiaires des investisseurs des États-Unis dans les Antilles britanniques, que financiers et politiques canadiens ont littéralement colonisées. De Trinité-et-Tobago en passant par la Barbade et la Jamaïque, des banques canadiennes jouaient les intendants de la Colonial Bank de Londres pour aménager ces territoires de façon à convenir aux intérêts occidentaux.

Quid du peuple ? Dans cette histoire, les Canadiens demeurent des sujets de Sa Majesté. Des colons massés en bande le long des États-Unis, se faisant les petites mains d’une entreprise impérialiste dont ils ne profitent qu’à la marge. Tout au plus peuvent-ils choisir aux quatre ans quel visage aura leur maître, les institutions restant les mêmes. Aucune conception citoyenne au sens fort ne prévaut dans un État où l’on ignore les principes républicains et se targue plutôt d’être libéral sur le mode d’une résistance, alors qu’il s’agit là précisément du modus operandi de la colonie : réduire sa population à un agrégat d’individus corvéables et heureux de l’être dès lors qu’on leur en accorde le droit.

 

*Ce texte revient sur deux écrits de l’auteur : « Portrait du colon. La question des classes sociales au Québec » dans Maurice Demers et Patrick Dramé (dir.), Le Tiers-monde au temps de la décolonisation : enjeux, espoirs et limites, Presses de l’Université de Montréal, 2014, et le chapitre « Portrait du colon » de La médiocratie, Lux Éditeur, 2015.

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