Relations août 2010

Alain Deneault

Bruit, idéologie, censure

L’auteur a publié Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (Écosociété/La Fabrique, 2010) et, avec Delphine Abadie et William Sacher, Noir Canada, Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Écosociété, 2008)

Beaucoup de bruit pour rien? Non pas. Le bruit social de notre époque est bien l’indispensable complice d’une réalité où l’on confine l’essentiel au silence.

Pour imposer le silence, les élites intiment aujourd’hui à ceux qui tendent à se prononcer sur des questions délicates de faire du bruit, à la manière du tableau indicateur d’un stade.

Cette référence au « silence » pour penser l’effet de la censure se révèle donc insuffisante. Certes, faire taire est à l’ordre du jour des puissants. À Ottawa, les journalistes de la colline parlementaire nous en passent un papier. Ils déplorent la restriction des liens avec les figures ministérielles, l’application carentielle de la Loi sur l’accès à l’information et la rétention manifeste d’informations concernant maints sujets éminents. Mais le silence n’est jamais aussi bien imposé qu’en enjoignant activement au bruit. En confondant, par exemple, la tenue des Jeux olympiques avec une affaire d’État, le gouvernement canadien en est venu à proroger les travaux de la Chambre des communes. Le principe : s’assurer le silence en confinant les affaires publiques aux stades où on nous appelle à faire du bruit. La presse sportive fait son travail. Même assourdissement au Parlement de Québec ou à l’hôtel de ville de Montréal, relativement à des dossiers sulfureux qui requièrent des enquêtes publiques. Il s’agit de laisser sombrer ces affaires occultes dans le brouhaha d’incroyables soirées du hockey…

On assiste aux mêmes précautions dans les affaires de l’élite privée. De maintes manières, le raffut garantira le silence. On a, à juste titre, beaucoup insisté ces derniers temps sur le problème des poursuites-bâillons (SLAPP). Il est vrai que même des universitaires étatsuniens hésitent publiquement aujourd’hui à présenter leurs travaux au Canada, un pays où le premier ministre du Québec (Jean Charest) peut intenter une SLAPP à son ancien ministre de la Justice (Marc Bellemare), quand ce n’est pas le premier ministre du Canada (Stephen Harper) qui met en demeure le chef de l’opposition officielle (Stéphane Dion dans l’affaire Cadman). Mais se taire ne suffit plus. Entre autres mesures dilatoires pour épuiser ceux qui réfléchissent à la chose publique, les procédés judiciaires pour faire valoir le droit à la réputation – un droit historiquement dominant ici, selon le professeur en droit public Pierre Trudel – s’accompagnent du claironnement induit de ce qu’il faudrait en réalité penser des chefs de file de l’industrie et de la finance. Cela va des déclarations coercitives, dans le cadre de règlements judiciaires hors cours, aux prix de reconnaissance que la classe dirigeante s’offre abondamment à elle-même, en passant par la publicité de prestige qu’elle se paie dans des institutions de recherche ou lors d’activités culturelles. Cette élite ne se prémunit pas seulement contre la critique, elle nous invite avec insistance à penser du bien d’elle.

Les bruits de fond

Le silence reste une donne incontournable pour appréhender les systèmes de pouvoir. « Quel silence émane des pays dont les prisons sont bondées![1] », écrivait dans ses pages perspicaces sur le sujet le journaliste et essayiste Ryszard KapuÅ>ciÅ”ski. Ce silence, on en mesure la gravité et la lourdeur précisément le jour où quelqu’un s’emploie à le briser. C’est Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra. Dans l’empire de la camorra (Gallimard, 2007), qui fait front contre l’omertà régnant en Campanie, ou le journaliste Denis Robert qui cherche à comprendre, à ses dépens, la nature des transactions que permettent de consigner ces notaires archi-privés que sont les chambres de compensation internationales qui agissent sous le sceau du secret bancaire…

Mais le bruit de fond social ne fait pas qu’accompagner ce silence, il s’en veut un indispensable complément. Il nous éloigne précisément de cette attention au silence et à ce qu’il étouffe. KapuÅ>ciÅ”ski expliquait le lien entre l’impératif social du silence et la production obligée de bruits de fond sociaux par notre rapport pathologique au « bureau », celui auquel nous visse sans ménagement l’ordre occurrent. Ce bureau résume soudainement l’en-soi de toute signification sociale. C’est à partir de lui – et de lui seul – qu’il faudra faire de soi-même un sujet productif pour se justifier aux yeux d’autrui. Produire du sens selon la définition qu’en ont ceux qui nous rémunèrent. « Une fois installé à un bureau, l’homme devient incapable de s’en détacher. La perte de son bureau deviendra littéralement une catastrophe, une calamité, une plongée dans l’abîme. […] Assis à son bureau, l’homme se met à penser différemment, il change son point de vue sur le monde, son échelle de valeurs[2]. »

L’auteure ne l’avancera pas aussi crûment, mais quelque chose de cet état d’esprit pointe dans l’étude empirique qu’Andrée Lajoie a menée sur l’aliénation relative des universitaires aux subventions de recherche et autres avantages administratifs. L’attachement aux privilèges, aux signes de réussite et au conformisme idéologique détermine nombre de comportements scientifiques. La valeur de la recherche, ne parlons plus de la « pensée », devient, selon le jargon consacré, nommément quantifiable et strictement utilitaire auprès des partenaires sociaux qui l’orientent, la ciblent et la financent. Qu’on le regrette ou s’en félicite, on le constate. C’est l’histoire répétée des collègues ajustant « leurs intérêts de recherche à ceux du moment, à la fois pour obtenir du financement et pour la reconnaissance sociale des pairs et de l’institution qui va avec [elle][3]. »

Dans le domaine du journalisme, il suffit de consulter les offres d’emploi pour comprendre à quel point les reporters deviennent les ouvriers d’une industrie du bruit de fond, s’affairant simultanément à alimenter des blogues, des sites Web interactifs, des imprimés et des bulletins radiophoniques, en agrémentant le tout d’images qu’ils auront captées eux-mêmes au cours de leurs « enquêtes ».

Dans le domaine diplomatique, une administration européenne a constaté récemment un nombre considérable de cas de dépression au sein d’un de ses services… le personnel ne supportant plus de devoir continuellement surmonter l’écart substantiel qu’il observait entre ce qu’il savait et ce qu’il était sommé d’affirmer publiquement.

Le terreau de la pensée critique

Dans ce monde assourdi dont la routine prévoit qu’on confine l’essentiel au silence en faisant activement du bruit, défier le discours officiel ne devient plus outrancier ou séditieux, mais honteux. Un tremblement de voix et même un doute aussi subitement sincère qu’étrange gagneront en maintes occasions celui qui s’essaie simplement à nommer un chat un chat. Ce témoignage revient souvent chez les plus jeunes qui cherchent à se frayer un chemin vers le débat politique. Ne pas partager les prémisses de l’idéologie condamne à l’isolement. C’est que celle-ci ne se résume pas strictement à un dogme rigide tournant à vide, mais aussi à une boussole permettant au sujet soumis à un ordre de se repérer et de s’orienter. Comment peut-on évoluer dans un régime libéral si on y récuse jusqu’au bien-fondé des principes de concurrence, de propriété illimitée, d’enrichissement personnel et, pour tout dire, d’égoïsme érigé en système? Difficile, même si on en vient à souffrir des contradictions qu’il implique historiquement, de délaisser les propositions idéologiques du régime sans se mettre à nu par rapport à lui. Le lexique de l’idéologie de l’heure se présente comme un ensemble de clés pour se dépatouiller dans l’aire des rapports de force. On ne réfléchit pas idéologiquement : c’est une contradiction. On avalise l’idéologie en fonction des forces en présence et de la nécessité vitale qu’on éprouve de se positionner face à elles, et non en fonction de son bien-fondé philosophique ou politique[4].

Délaisser l’idéologie provoque un silence suscitant souvent un sentiment de déréliction. Cette situation est de nature à susciter l’angoisse. Pourtant, c’est là le terreau à partir duquel la pensée critique pourrait retrouver ses droits. C’est dans ce silence angoissé qu’une réflexion affranchie trouve les conditions de sa gestation, si tant est qu’on s’y consacre. Mais à travers le bruit de fond ambiant, les propositions idéologiques du régime savent le rendre indésirable et même effrayant. L’efficacité idéologique a pour double résultat de calfeutrer ce silence par le bruit pour y refouler ce qui pourrait contrarier la représentation autorisée du monde, d’une part, et pour rendre étrangement inquiétante, d’autre part, toute émanation de sens qui d’aventure en surgirait.

Pour symptôme de cet impératif tapageur, il y a cette injonction mille fois entendue par quiconque critique quoi que ce soit : « Oui, mais, vous, que proposez-vous? ». On intime en ce sens à tout sujet de trouver en lui-même et pour lui-même de nécessaires raccords aux propositions de l’idéologie : « Proposez tout de même quelque chose…Vite! De l’expertise, tout de suite! Inscrivez-vous dans le cadre, suivez-le fil, enchaînez-vous à ce qui se dit déjà, prononcez-vous sur le sondage, commentez la réforme, additionnez votre voix à la radio, mouillez-vous, que votre proposition se fonde à la toile de fond… Faites du bruit! ».

Ne pas tant faire silence que faire en sorte que tous entonnent d’eux-mêmes, à l’unisson, le la du corpus de l’heure.

 



[1] La Guerre du foot, et autres guerres et aventures, Paris, Plon, 2003, pp. 213 et suiv.

[2]Ibid., pp. 166 et 167.

[3] Vive la recherché libre!, Montréal, Liber, 2009, p. 123.

[4] Isabelle Garo, L’idéologie ou la pensée embarquée, Paris, La Fabrique, 2009.

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