Relations décembre 2004
Autochtones : de l’exil à l’existence politique
L’histoire et la politique marchent main dans la main. La manière de comprendre le passé, les différents mythes qui se constituent au fil du temps et tissent la toile de fond d’une nation, tout comme les ombres et les silences suspects qui jettent un voile opaque sur tel ou tel événement d’hier, influencent considérablement la manière qu’a une société de s’ancrer dans le réel, de prendre des décisions politiques, de résoudre les conflits, de percevoir et d’aborder les différents enjeux sociaux auxquels elle a à faire face.
Nous ne sommes pas sans racines ni mémoire. Le réel s’affronte avec les armes de l’imaginaire. Quoi qu’on en dise, quoi qu’on veuille nous faire croire pour mieux nous faire avaler des couleuvres. Comme celle, par exemple, très populaire, de faire de la société un composite d’individus atomisés, mus par le seul intérêt particulier. La société n’est pas soluble dans le marché.
Ce rapport à l’histoire comporte autant de repères que d’embûches pour le vivre ensemble. Car rien n’est écrit d’avance. Il implique toujours un travail de déchiffrement, de déconstruction, de reconstruction, de mise en sens. Le monde dans lequel nous vivons, nous le construisons en l’interprétant, nous en marquons les bornes par nos paroles et nos actes. C’est la tâche du politique d’instituer cette manière d’être fondée sur la liberté en initiant de nouveaux commencements, en posant des actions qui dénouent le passé tout en engageant le présent dans un projet commun.
S’il est important de rappeler ces « vérités » au seuil du dossier sur les Autochtones : de l’exil à l’existence politique, c’est qu’elles permettent de saisir la manière problématique dont les sociétés québécoise et canadienne ont abordé traditionnellement la question autochtone. Elle s’est caractérisée précisément par une méconnaissance – si ce n’est un déni – du processus sociohistorique qui a mis progressivement en place un régime de réduction, véritable apartheid culturel et social, qui a fait des Autochtones des étrangers sur leurs propres terres et les a infantilisés sur le plan politique. Cette politique coloniale systématique requérait pour s’instituer cette mise sous scellés de vastes pans de notre histoire. En retour, cette amnésie contribue aujourd’hui aux sabordages de l’action politique qui, en ignorant les nœuds et les résistances secrètes de cet état de choses, se voit fréquemment détournée de ses fins ou mise en échec sans raison apparente. Le présent dossier veut dénouer cette impasse en mettant en lumière les zones encore trop occultées qui bâillonnent notre histoire et nous privent des mots justes pour la comprendre.
Rémi Savard nous accompagne d’un pas ferme dans les détours de cette Histoire d’une mise en tutelle qui culmine avec la Loi sur les Indiens de 1876, au cours de laquelle les Autochtones furent dépossédés de leurs terres, leur concédant tout au plus des enclaves dans la mesure où ils les occupaient comme des enfants, sans la posséder vraiment ni en être responsables, relevant de l’aide « parentale » du gouvernement fédéral.
Jean-Jacques Simard, dans Sortir de la réduction, nous brosse l’envers du décor du système : la construction imaginaire de l’Autochtone comme un être à part des Blancs, en quelque sorte hors de l’histoire, possédant une identité rivée à une tradition immémoriale, dont il faudrait préserver la pureté contre la menace du temps moderne. « À l’exil de l’espace va correspondre un exil aussi du temps, un exil de l’histoire qui sera désormais faite par les autres ». Il est impérieux de nous libérer de cet enfermement culturel dans une nature inaliénable pour accéder à l’existence politique, qui renvoie à l’appartenance à un même monde, qui nous lie et nous relie, mais aussi nous confronte à décider collectivement de notre devenir. L’émancipation politique ne peut ainsi se fonder uniquement sur des « droits inhérents ». Ce qui est, ce qui advient doit faire l’objet de débats politiques, de discussions publiques à travers lesquelles les acteurs, départageant les responsabilités et les tâches qui leur incombent, mettent en jeu la suite du monde. Les ententes récentes des Cris et des Innus avec le gouvernement québécois illustrent bien cette voie prometteuse.
Cela ne veut pas dire, bien entendu, que la culture et l’identité autochtones ne soient d’aucune utilité dans cette insertion politique dans le monde contemporain. Elles en sont partie prenante, aussi fragiles et précaires, aussi contingentes que les autres. Et, à ce titre, elles peuvent participer à faire de ce monde un monde humain.
L’article de Renée Dupuis, La tribune internationale, déplace la conquête de l’autonomie politique sur la scène internationale. Prenant appui sur le droit à l’autodétermination des peuples, reconnu par l’ONU aux peuples colonisés vivant à l’extérieur des frontières d’un État colonisateur, les Autochtones cherchent à l’étendre aux peuples vivant au sein d’un État, comme c’est le cas pour l’Amérique.
Alors que s’achève la Décennie internationale des populations autochtones, décrétée en 1994 par l’ONU qui s’engageait par là à améliorer la situation des 300 millions d’Autochtones de par le monde, ne convient-il pas de rappeler que la question autochtone est loin d’être réglée? C’est ce que prétend faire ce dossier, comme le prochain numéro qui y apportera une suite.