Relations septembre-octobre 2016
Apprendre de Mobilisation Turcot
L’auteure, chargée de cours, est chercheure au Centr’ERE – Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté – de l’UQAM
Soulèvement citoyen contre le projet de pipeline Énergie Est, controverse sur l’exploitation des gaz de schiste, débat-fleuve sur la reconstruction de l’échangeur Turcot : ces crises récentes ont en commun l’ouverture, par la société civile, d’espaces de délibération en marge de ceux aménagés par l’État. Certes, les citoyens et citoyennes continuent de participer aux consultations publiques officielles. Toutefois, considérant que leur participation y est trop souvent instrumentalisée et que les projets étudiés sont souvent déjà ficelés, ils réclament des dispositifs où leurs points de vue et savoirs sont pleinement reconnus. Sans attendre que ces transformations institutionnelles soient accomplies, ils construisent des lieux politiques parallèles pour débattre en profondeur des fondements et orientations des projets et élaborer collectivement des solutions qui s’inscrivent dans les perspectives de justice sociale et environnementale qu’ils défendent.
Dans le cas de l’échangeur Turcot, le ministère des Transports du Québec (MTQ) prévoyait une infrastructure où la fluidité du transit automobile et la sécurité seraient améliorées, et le trafic augmenté (de 290 000 à 340 000 véhicules par jour). Les citoyennes et citoyens engagés dans le dossier souhaitaient plutôt une réduction du trafic, l’intégration de mesures structurantes de transport collectif, l’évitement des expropriations et le désenclavement des quartiers.
L’espace formel de délibération – les audiences du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) – était trop étroitement balisé et est arrivé trop tard ; cela faisait déjà cinq ans que le MTQ travaillait à divers scénarios de reconstruction de l’échangeur. Un traitement initial du dossier en commission parlementaire aurait permis de dresser collectivement un état de la situation et de débattre des grandes orientations d’un tel projet, avant que le ministère n’en dessine les plans. À défaut d’un dialogue ouvert et pluraliste (ce que le philosophe John Rawls appelle un « omnilogue »), on assiste alors à une « expertisation » du débat. Aux audiences du BAPE de 2009, il s’agissait donc de se prononcer sur les plans techniques quasi définitifs des ingénieurs du MTQ. Cela a non seulement eu pour effet de rebuter nombre de citoyens, la formule n’étant pas assez inclusive, mais aussi d’exiger énormément de ceux et celles qui ont pris part à l’exercice. Malgré tout, leurs efforts ont fini par porter fruit, le rapport du BAPE ayant invité le MTQ à revoir son projet de manière substantielle.
Les quelques modifications apportées ensuite à l’avant-projet définitif ont toutefois déçu la grande majorité des acteurs concernés. Ainsi, au cours de l’année 2010, trois propositions différentes de reconstruction ont été lancées, portées respectivement par le parti Projet Montréal, par la Ville de Montréal et par la coalition Mobilisation Turcot. Les personnes mobilisées pour un « Turcot du XXIe siècle » ont ouvert de nouveaux espaces de débat et misé sur le partage de connaissances et l’exploration des possibles. Elles ont été créatives autant dans leur réflexion sur le transport urbain que dans les formules délibératives mises en œuvre. Par exemple, en 2011, Mobilisation Turcot est allée au devant de la Société de transport de Montréal (STM) pour organiser une consultation publique sur le réaménagement de la station de métro Lionel-Groulx, prévu dans le contexte de la reconstruction de l’échangeur. Les formules de participation retenues favorisaient l’inclusion des personnes peu scolarisées et ont donné lieu à un échange fécond entre les citoyens et la STM, qui a ensuite modifié ses plans initiaux sur plusieurs points.
Concernant le projet global de reconstruction de l’échangeur, malheureusement, très peu d’éléments des propositions citoyennes ont été retenus dans la version finale mise en œuvre depuis 2015. Si le budget du projet a plus que doublé depuis la première mouture, les changements consentis restent plus superficiels que structurants. Les plus grandes déceptions viennent de l’augmentation prévue de la circulation automobile et de l’absence de transport collectif sur rail dans l’axe est-ouest desservi par l’échangeur.
Mais au-delà du sentiment d’échec que les membres de Mobilisation Turcot ont pu ressentir, il faut voir les importantes retombées personnelles et sociales de leur travail. Tout un potentiel d’innovation écosociale s’est développé en marge des lieux de pouvoir. Plusieurs personnes sont devenues des écocitoyens actifs à partir de ce premier engagement politique et poursuivent depuis leur implication dans d’autres dossiers, notamment en matière d’aménagement urbain. Le réseau des organismes communautaires du Sud-Ouest s’est aussi consolidé, se dotant d’une pratique collaborative innovante et efficace. Enfin, le projet de train léger sur rail reliant le centre-ville et l’Ouest de l’île de Montréal – certes imparfait –, dévoilé le printemps dernier, pourrait bien être un des résultats du travail de longue haleine réalisé par Mobilisation Turcot et d’autres organisations actives dans le débat. Comme quoi le succès d’une mobilisation écocitoyenne n’arrive pas toujours au moment ni là où on l’attend.