Relations septembre 2013

Lire entre les lignes de l'analphabétisme

Martine Fillion

Alphabétisation populaire : regard Nord-Sud

L’auteure est responsable de la formation à l’Atelier des lettres, à Montréal

Les approches d’alphabétisation populaire développées au Sud, là où une culture orale domine, peuvent enrichir les pratiques d’alphabétisation québécoises. En retour, ces dernières inspirent de nouveaux projets au Sénégal.

 
« Nous avons le grand plaisir d’apprendre que des Québécois suivent la formation Reflect que nous pratiquons au Sénégal. Nous vous encourageons à vous y mettre à fond. C’est extraordinaire. Nous sommes une famille. Bonne réussite! Ici, nous assistons à des ateliers sur la valorisation du savoir-faire de l’apprenant. Nous partageons nos sentiments de bonheur et de malheur en atelier. Nous voyons qu’il est toujours possible d’innover, de résoudre les problèmes et d’adapter son approche. »
Message de l’équipe d’ALPHADEV, au Sénégal, aux formatrices du Québec
 
 
Au mois de février dernier, j’étais à Malika, une banlieue populaire de Dakar au Sénégal. J’y étais pour offrir une formation sur les pratiques participatives à des formatrices, formateurs et superviseurs d’ALPHADEV, un organisme d’éducation non formelle, soit l’équivalent de ce que nous appelons ici l’alphabétisation populaire. Autour de la table, les participants y allaient de leurs questions tantôt sur la gestion d’un groupe multi-niveaux, tantôt sur l’évaluation ou les stratégies à favoriser pour implanter des pratiques d’écriture dans un quotidien dominé par la culture orale.
 
Au même moment, au Québec, plus précisément à Joliette, une douzaine de formatrices de groupes d’alphabétisation populaire étaient réunies pour participer à une session d’initiation à Reflect[1] (REgenerated Freirean Literacy through Empowering Community Techniques), une approche participative en alphabétisation et en empowerment. Deux animatrices québécoises, initiées au Sénégal, donnaient la formation.
 
L’échange de savoir-faire
C’est en 2006 que le CECI est venu frapper à la porte du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ) avec l’intention d’initier, à travers son programme Uniterra, une rencontre entre des réseaux d’éducation non formelle du Sud et des réseaux d’alphabétisation du Nord, et de développer des liens de coopération. L’idée suscita aussitôt la curiosité et l’intérêt des membres du RGPAQ, mais encore fallait-il s’assurer de la pertinence réelle d’un tel projet. C’est ainsi que j’ai eu mon baptême de l’Afrique. Je me suis retrouvée sur le terrain, dans un cercle d’alphabétisation Reflect, les deux pieds dans le sable et entourée de femmes qui s’activent pour s’attaquer au problème du paludisme dans leur quartier. Dès cet instant, malgré des contextes diamétralement opposés, et même si tout se passait en wolof, j’ai su que nous parlions le même langage.
 
Nous partagions la vision d’une alphabétisation émancipatrice, qui permet de développer un pouvoir sur sa vie et d’intervenir sur son propre environnement par l’action. Rapidement, l’idée d’un partenariat permettant un échange réciproque de savoir-faire s’est imposée. Pour nous, apprendre à se connaître et « se nourrir mutuellement » était une façon stimulante d’aborder la coopération. C’est à la suite de ce premier voyage que nous avons été en mesure de cibler l’approche Reflect comme étant la plus pertinente pour les formateurs d’ici. Une mission au Québec a ensuite permis à nos partenaires sénégalais d’explorer à leur tour nos pratiques, en milieu rural ou urbain, et de déterminer celles qui pouvaient être significatives pour eux.
 
L’approche Reflect
Reflect se veut une approche participative de l’apprentissage inspirée par la méthode de conscientisation de Paulo Freire et par la Méthode accélérée de recherche participative. Elle met de l’avant un ensemble d’outils d’animation sociale s’appuyant souvent sur des éléments visuels pensés pour la communication orale qui se révèlent très utiles pour des formatrices dont le quotidien est largement régi par la culture écrite, comme c’est le cas au Québec. À travers des démarches d’animation et d’analyse, l’objectif est de créer un espace où les gens discutent et agissent sur les questions et enjeux importants de leur vie. L’apprentissage du code écrit se greffe au renforcement des habiletés de communication. On vise une participation significative des populations visées. Pour nous, le lien avec l’alphabétisation populaire ne peut être plus direct.
 
Des ressemblances, des particularités
Que l’on soit au Nord ou au Sud, pour qui s’intéresse à l’analphabétisme, les dénominateurs communs restent les questions liées à la pauvreté, l’exclusion, la santé et l’exercice de la citoyenneté. Au Québec, nous abordons abondamment ces questions dans le domaine de la formation des adultes. La création d’une importante banque de matériel didactique en résulte. Au Sud, ces mêmes questions sont plutôt abordées à travers des projets d’animation sociale très bien conçus. Nos expériences terrain divergent, mais à l’heure du partage, on se rend compte à quel point nous sommes complémentaires.
 
Au cours des 30 dernières années, les groupes d’alphabétisation populaire du Québec ont conçu des approches et des projets novateurs destinés aux adultes. Tout était à inventer, car le seul matériel pédagogique existant était destiné aux enfants. Il a fallu adapter et créer de nouveaux outils – une riche banque de matériel – afin de répondre adéquatement aux besoins spécifiques des adultes analphabètes en situation d’apprentissage. L’alphabétisation populaire est à la base d’un changement : elle doit être non scolaire et se fait donc à travers des projets créatifs – arts visuels, théâtre, expositions, livres, documentaires – où l’apprentissage dépasse les limites strictes du code écrit pour devenir un lieu d’expression.
 
Les initiateurs d’ALPHADEV ont pour leur part mis au cœur de leurs pratiques l’approche Reflect, au point d’en devenir des spécialistes incontestés en Afrique de l’Ouest. Ils offrent un espace de réflexion et d’action aux femmes qui se réunissent dans les cercles d’alphabétisation. À travers une série d’outils d’animation sociale, celles-ci arrivent à poser un regard critique sur leur environnement et se dotent de plans d’action pour agir et modifier le cours des choses.
 
C’est après avoir visité divers groupes au Québec qu’ALPHADEV a mis sur pied un centre d’apprentissage populaire multiservices qui s’inspire largement de l’expérience vécue au Québec. S’en sont suivi différentes missions avec des personnes expérimentées appartenant au réseau d’alphabétisation québécois, afin de les guider dans la consolidation de leur centre. En plus des approches participatives que nous avons mises en œuvre, notre utilisation des technologies de l’information et de la communication en alphabétisation ainsi que notre travail auprès des familles intéressent aussi particulièrement nos partenaires.
 
Quant au RGPAQ, à la suite de missions de formation pour maîtriser l’approche Reflect, des efforts soutenus ont été multipliés en vue d’intégrer celle-ci à ses pratiques. Plusieurs formations (au Sénégal et au Québec), des rencontres-échanges, un document d’expérimentation Reflect relatant les expériences faites au Québec ainsi que la création d’un réseau permanent d’échange en découlent.
 
Au tout départ, j’avais l’idée que nous étions dans des barques différentes et que nous ramions dans la même direction. Au bout de six ans de travail, nous pouvons voir qu’aujourd’hui, les pratiques s’entremêlent. En le constatant, j’ai envie de dire que nous sommes maintenant dans la même embarcation, les yeux fixés sur un même horizon.

 


[1] Pour plus de détails : <reflect-action.org>.

Lire entre les lignes de l'analphabétisme

Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend