Relations février 2003
Actualité de l’anarchisme
« Les rois des nations agissent avec elles en maîtres, et ceux qui dominent sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel. »
Jésus, Lc 22, 25-26.
La contestation antimondialisation a propulsé l’anarchisme à l’avant-scène médiatique. Celui-ci suscite un réel engouement chez les jeunes qui se regroupent dans des collectifs de type libertaire, à la fois décentralisés, anti-autoritaires et soucieux de favoriser l’égalité de parole entre tous et toutes. Même les universités réintroduisent les cours sur la pensée anarchiste où affluent nombre d’étudiants, alors qu’elles l’ignoraient totalement, il y a peu.
Si nous abordons l’anarchisme dans les pages de Relations, ce n’est pas pour alimenter une critique courante, captive de préjugés tenaces – terroristes solitaires tout de noir vêtus, par exemple. C’est, au contraire, pour débroussailler une pensée, méconnue et déformée, et un mode d’action politique porteur de sens. Ceux-ci méritent d’être entendus pour ce qu’ils sont : une critique radicale du projet démocratique dont on doit savoir questionner le statut d’évidences, ne serait-ce que pour en clarifier la vérité et approfondir les enjeux.
L’article qui ouvre le dossier, Sur les traces d’un héritage, énonce une utopie sociale subversive qui imprègne l’anarchisme : une rupture avec la fatalité, contraignant à accepter la domination comme allant de soi, alliée à une humanisation du monde. Les deux aspects fondamentaux et indissociables de l’amour du monde dont témoigne la tradition anarchiste sont en effet la révolte comme présence au monde, à la fois insoumise et amoureuse, et la fondation politique comme volonté d’édifier la cité à partir des voix plurielles du peuple.
L’article de Gregory Baum situe historiquement les différents courants de pensée anarchistes, principalement l’anarchisme communautaire, et montre l’influence que celui-ci a eu chez certains penseurs chrétiens. Y voyant une affinité avec la vie de Jésus, il a nourri leurs engagements auprès des appauvris et des exploités, contre les structures aliénantes et oppressives du pouvoir.
La table ronde qui a réuni deux anarchistes, Dimitri Roussopoulos et Marcel Sévigny, avec Nicole Laurin et Jean-François Filion, sociologues qui s’intéressent aux enjeux que l’anarchisme soulève, nous fait pénétrer dans le débat entourant l’opposition des anarchistes à l’État, comme modèle de domination, et que certains interprètent comme déni du politique. Elle aborde aussi l’épineuse question du rapport entre la mise sur pied d’institutions politiques libertaires et la contestation sociale.
Différents encadrés illustrent des aspects de l’anarchisme qu’il nous paraît fondamental de cerner, ne serait-ce que sommairement, pour se faire une idée juste du mouvement et de ses apports dans le mouvement social. Mathieu Houle-Courcelles retrace l’histoire de l’anarchisme au Québec et de ses réalisations; Xavier Bekaert démystifie l’équation courante entre anarchisme et violence et montre comment la non-violence s’avère solidement ancrée sur le principe fondateur de l’anarchisme : la nécessaire adéquation entre la fin et les moyens. Louise Boivin analyse les liens étroits qu’a toujours entretenus l’anarchisme avec le mouvement féministe, en soulignant son apport précieux tout comme ses faiblesses; et enfin, l’encadré de Claude Rioux résume la critique du penseur anarchiste américain Murray Bookchin contre l’anarchisme Lifestyle et ses dérives individualistes et asociales.
L’anarchisme apparaît donc comme un prisme singulier qui diffracte les principaux enjeux de la société contemporaine, permettant ainsi une emprise sur le monde et à l’utopie qui le rêve de se conjuguer en actions et jugements politiques prégnants d’espérance.
Certes, nous ne sommes pas dupes des failles et des impasses qui traversent l’anarchisme. Peut-on imaginer, par exemple, un pouvoir politique et des rapports sociaux qui excluraient toute relation d’autorité? Par ailleurs, l’anarchisme pourrait séduire, d’une certaine façon, la société contemporaine, baignée (pour ne pas dire noyée) dans l’idéologie néolibérale. Quelques-unes de ses revendications, quelles soient vues ou non comme des dérives, peuvent répondre en écho à la mouvance ambiante qui promeut la dissolution de la société dans la somme de ses membres, de même que la décomposition du politique en de simples mécanismes de régulation d’intérêts individuels.
Une compréhension de l’autonomie et de la liberté – « faire ce que je veux, quand cela me plaît » –, peut facilement contribuer à ce processus de dépolitisation en cours, en dissolvant l’espace public en un forum chaotique d’expressions de soi, évacuant par là même tout rapport de responsabilité et tout souci d’un bien et d’un monde communs, considérés obsolètes. Cela est vrai, évidemment, de l’anarcho-capitalisme libertarien chantant les louanges du néolibéralisme et de la dissolution de l’État, si ce n’est de la société, dans le marché, mais aussi d’une mouvance sociale et contestataire.
Celle-ci pourrait très bien être tributaire d’un nouveau conformisme social reposant sur le pouvoir écrasant d’une réalité sans médiation ni distanciation critique. L’obsession procédurière, tout comme un militantisme exacerbé, peut être lu comme une expression possible de cette servitude à l’état de choses : chacun étant enjoint de soutenir sans répit, par ses manières d’agir, ses choix quotidiens, ses actions, une société qui ne peut exister qu’à travers une mobilisation constante.
Cette tentation est bien réelle. Elle mène à l’impuissance, en premier chef, l’anarchisme lui-même.