Relations Printemps 2023 / ÉDITORIAL
À hauteur du vivant
Apprendre à regarder et à voir du point de vue d’autres formes de vie n'est-il pas une condition essentielle pour aborder sans œillères la question de la biodiversité et provoquer la bascule vers un monde plus égalitaire et plus soutenable ? En plaçant un animal au centre de son film EO, le réalisateur polonais Jerzy Skolimowski nous y invite, offrant une fable à charge hypersensorielle et à effet miroir sur nos modes de vie écocidaires.
Ce film nous amène à suivre les tribulations de l’âne EO alors qu’il passe d’un propriétaire à l’autre et traverse routes, forêts et champs dans une série d’évasions et de recaptures. Appuyées de séquences tournées en caméra subjective, plusieurs scènes mettent en évidence la turpitude des humains, le monde sans pitié qu’ils ont érigé, fait de violences gratuites, de relations pathologiques et de rapports de force. Sur sa route, EO voit défiler des paysages perturbés par l’anthropisation : centrales électriques, déforestation et autoroutes empiètent sur le monde naturel. Errant dans des territoires inhospitaliers qui sont la propriété exclusive d’humains, l’animal est voué à être capturé ou catégorisé, selon son degré d’utilité. Le long voyage d’EO agit en quelque sorte comme un instrument de mesure de notre perte d’attention collective envers le vivant.
C’est ce type de puissant déplacement du regard que propose également le philosophe Baptiste Morizot, qui compte parmi les voix les plus singulières de la pensée écologique actuelle autour de la notion de « vivant ». Ce dernier nous invite à « reconstituer des chemins de sensibilité » vers les animaux pour repenser radicalement les manières de vivre en commun. Le récit de ses observations comme pisteur de loups, qu’il raconte dans Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020), constitue un plaidoyer qui nous convie à éprouver de manière sensible l’ascendance commune avec le vivant et, dans une posture ou praxis écosophique, à concevoir les autres espèces comme nos parentes.
Selon Morizot, la crise écologique que nous traversons est indissociable d’une crise de la sensibilité des humains vis-à-vis des autres vivants. Il plaide pour une nouvelle « culture du vivant » faite d’une constellation de savoirs, de représentations et d’enrichissement des affects et des expériences perceptives que nous entretenons avec les autres formes de vie. Il en résulte des alliages au vivant plus riches, faits « d’égards ajustés », dans ce que Morizot appelle une perspective de « diplomatie interespèces ». Être diplomate, c’est travailler au service de la relation elle-même, celle qui permet la cohabitation.
Dans cet esprit, alors que la sixième extinction de masse est en marche, un effort constant d’harmonisation de nos relations avec le vivant devrait éclairer nos choix. À ce propos, bien des espoirs ont été placés dans l’adoption d’un cadre mondial de protection de la biodiversité lors de la COP15, qui s’est tenue à Montréal en décembre dernier. Visant entre autres la protection de 30 % des territoires terrestres et marins d’ici 2030, l’accord de Kunming-Montréal est certes un bon point de départ. Toutefois, il laisse un goût amer tant la vision économiciste qui lui est sous-jacente ouvre grand la porte à des « crédits biodiversité » calqués sur le modèle du marché du carbone. Or, comment concevoir qu’une espèce ou un habitat puisse être « compensé », considérant les interdépendances entre les espèces qui constituent les milieux de vie ? Autre inquiétant signe d’aveuglement : la nécessité de diminuer drastiquement l’élevage industriel et l’alimentation carnée, qui constituent pourtant des causes majeures de la perte de biodiversité à travers le monde, n’y est pas mentionnée spécifiquement.
Ces lacunes ne montrent-elles pas à quel point il est pressant de jouer davantage le rôle de « diplomate » envers le vivant dont parle Morizot ? Au Québec, un important test de volonté politique de l’après-COP15 commence par des actions concrètes afin d’accélérer la protection d’espèces menacées : renforcer la Loi sur les espèces menacées et vulnérables, créer une aire protégée pour la rivière Magpie, poser des limites aux projets énergétiques, miniers ou d’exploitation des ressources qui risquent de perturber les habitats essentiels d’espèces en danger en sont des exemples. Quant au sujet du déclin du caribou, causé par la coupe forestière, il est temps que le gouvernement Legault cesse de tergiverser en cédant aux pressions de l’industrie. Après maints reports, sa stratégie nationale en la matière est attendue cette année. Celle-ci portera-t-elle toute l’attention nécessaire aux demandes des communautés autochtones, dont plusieurs prônent justement une posture « d’égards ajustés » envers les autres êtres vivants afin d’assurer la biodiversité sur leurs territoires ?
Le regard curieux de Morizot sur les loups et celui que porte l’âne de Skolimowski sur notre monde dégradé invitent à se laisser saisir et toucher par la manière singulière dont nous sommes reliés à une matrice plus qu’humaine de sensibilités et à d’autres manières d’être vivant. Sommes-nous prêt.es à faire de cette acuité du sensible un vecteur de luttes pour défendre nos devenirs liés ?