Relations mai-juin 2018

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

Robert Lalonde

Chronique d’un embusqué. Cinquième temps

Je suis Iouri Jivago – plutôt Omar Sharif, dans le film Le docteur Jivago – assis à sa table devant la fenêtre où paraît une féérie de neige et de glace, un paysage d’enfance, naïf, terrible et merveilleux et qu’il croyait, comme moi, avoir oublié à tout jamais, composant sans s’arrêter des poèmes qui le soulagent, l’exaltent, se dépêchant – le printemps sera là en un tournemain – de laisser ses rêves enfin faire éruption dans ses vers, s’arrêtant soudain pour noter, au beau milieu d’une page vierge comme la plaine enneigée devant lui, en naissant tout homme est un Faust qui doit tout embrasser, tout éprouver, tout étreindre, louant et déplorant dans un même souffle cette emphase de l’esprit du temps, cette radieuse aube du futur avec ces hommes flambeaux, brusquement sentant son cœur s’arrêter, pris du soupçon que la magie ne se révèle qu’une toute petite flambée, aussi vite essoufflée qu’une étincelle dans l’herbe.

« Terrible est la grandeur de la parole
C’est en son nom que je devrai mourir […]
Au fil de l’eau les siècles nageront
Vers ma lumière et je les jugerai »
Boris Pasternak

Revenu dans la vieille isba familiale, Iouri se croit seul mais il ne l’est pas, il est peuplé des siens qui crient, se chamaillent, luttent entre eux et avec lui. Ils sont seuls et ils sont ensemble, aveuglés par les miroitements impitoyables de la glace.

Miron ne fait ni ne dit rien d’autre quand, début des années soixante, démanché par le maudit amour, perdu aussitôt que trouvé, défenestré par l’entêté pays qui se nie, il se refuse à lui-même, ne possédant toujours pas la langue qu’il devrait posséder, et écrit dans La vie agonique :

« ce n’est pas le sang, ni l’anarchie ou la guerre
et pourtant je lutte, je te le jure, je lutte
parce que je suis en danger de moi-même à toi »

Je chausse mes bottes et file où l’on dit m’attendre.

*****

Roulant vers la ville, en ce matin de brume de givre, je vois : le serpent gris acier de la rivière, survolé par une voilure gelée, que subitement déchire ce que je prends d’abord pour un corbeau et qui, à la faveur d’un rapide rayon de soleil, se métamorphose en harfang des neiges, avant de plonger dans le ravin derrière une grange. Dans les champs qui longent la route, des îlots d’une glace ajourée qui laissent voir le velours côtelé des labours, la broussaille rousse des tiges de la vieille année et, sous un orme mort debout, les brancards d’une charrette, jaillissant de la neige comme des bras de noyés. Et, enfin, les blocs bleu brume des édifices de la grande ville au loin, mirage tremblant dans un firmament couleur ciment frais.

Rien que cela, tout cela, et je me faufile dans la ville, pars vaquer à mes pauvres petites affaires.

*****

Redoux. Faux, peut-être vrai, en tous les cas vraisemblable premier jour de printemps. L’air est parfumé de sève et fume comme si à midi déjà le ciel brumassait. Je tente de peindre le chemin qui mène à la grange, chinoise le bleu cobalt, le vert absinthe, le gris tourterelle, un soupçon de rouille pour l’écorce prisonnière encore de la glace, un chouïa de ce violâtre imitant dix gouttes de vin dans un tiers de verre d’eau et qui me sert à faire le fond de mes empreintes de bottes et le serpentant sillon du traîneau. Je passe un bon moment dans cette acceptation sereine du châtiment de travailler, comme l’écrit si bien David Bosc, à propos de Rembrandt (La claire fontaine, Verdier, 2017). L’heure bleue descend avant la fin de mon labile labeur. Dans la clarté sarcelle du couchant, ma petite œuvre s’appauvrit, me semble soudain triste comme une carte mortuaire. C’est absolument sans importance : il s’agissait de passer, sans me déboîter le cervelet, du jour à la nuit.

*****

Assis au chaud soleil et au vent frais, je ferme les yeux. Le vigoureux cri du geai perce le rouge qui bouillonne derrière mes paupières. Une seconde, les jeunes rayons me chauffent comme en été, la seconde d’après le vif vent polaire me fait pleurer sans l’ombre d’un chagrin. La chatte noire ronfle, lovée sur mes cuisses, son petit museau frais dans ma paume. Là-bas, au-dessus des pins, un seul nuage que pulvérise l’éclatante gloire de la lumière. La mauvaise nuit s’estompe, abandonnant derrière elle les lambeaux d’une misère qui est et n’est pas la mienne. J’ai nagé dans le seul et étroit filet d’eau libre d’une rivière encore gelée que je n’avais encore jamais vue – je rêve souvent de rivières, ruisseaux, criques et marais. Et puis sans transition je me suis retrouvé assis sur la marche la plus basse d’une galerie tout à fait inconnue, à fumer une très longue cigarette qui avait un méchant goût de tôle rouillée – je connais cette vilaine sapidité-là depuis le jour où, enfant, j’étais monté sur le toit du hangar pleurer je ne sais laquelle de mes peines et que j’avais léché mes larmes dégoulinant sur la tôle rouillée. Ainsi s’emmêlent, s’acoquinent, s’épousent et se chamaillent, la nuit, nos inadéquations, accidents, disproportions, saillies et autres folles dénivellations d’humeurs. J’ouvre à nouveau les yeux, les baisse sur la page qui, sous mon coude, bat au vent comme un fanion et lis :

« Est-il possible de vivre à la fois et en même temps dans ces deux
mondes contradictoires ? L’un d’oiseau sans contraintes, l’autre
de piéton clandestin des saisons ? »
Philippe Sollers

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

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