15 mars 2021

La prière en commun et l’incohérence de la règle d’État

Je me souviens de mon étonnement, le premier dimanche, le 8 mars 2020. La pandémie nous touchait. La santé publique du Québec venait de définir les deux règles capitales requises pour la lutte préventive : se tenir à deux mètres de toute personne rencontrée, se laver les mains en savonnant à fond. Toute réunion sociale dans un lieu fermé devenait une activité dangereuse à éviter. Finie la libre socialisation coutumière. Qu’en serait-il des temples, synagogues, mosquées, églises et autres salles de réunion destinées à la prière en commun ? Il faudrait appliquer les principes de base à l’occupation de ces lieux spécialisés destinés aux rassemblements périodiques de grand nombre de personnes. 

Ce premier dimanche-là, donc, après avoir fait la file pour entrer, puis m’être lavé les mains au désinfectant, je trouvais les bancs de mon église préférée décorés à intervalles normés d’assiettes en carton colorées collées sur les prie-Dieu. Décoration imprévue, mais astucieuse ! Il devenait facile et sécuritaire pour chaque fidèle de se choisir une place à l’abri des autres. Les allées de circulation étaient décorées de flèches permettant d’éliminer la promiscuité des croisements. Mon église peut asseoir normalement à peu près 300 personnes dans la nef. Le nombre maximal autorisé, après l’application du principe de distanciation, n’était plus que de 80 personnes, soit le quart. Au regard de la pratique catholique moyenne de la messe dominicale, cette dispersion sanitaire des priants était acceptable. Nous apprenions le même jour que, fort émetteur de gouttelettes, le chant devenait interdit et que c’est le célébrant, et non les fidèles, qui, coiffé d’une visière, circulerait pour donner la communion. 

Ces nouvelles contraintes dérangeaient un peu, mais l’adaptation était possible, d’autant plus que la grande salle du sous-sol pouvait accueillir un deuxième groupe plus petit pour une deuxième célébration simultanée. Jusqu’à la fin septembre 2020, les salles de spectacle procédèrent à peu près de la même façon. Mais la montée très inquiétante de la courbe des contaminations amenait la santé publique à transformer son protocole au début de l’automne 2020, ce qui provoqua la fermeture des salles de spectacles partout au Québec. Serait-ce la fin des réunions de prière dans les salles prévues à cet effet ? 

Ignorance du gouvernement du fait religieux

Il semble bien que le gouvernement caquiste n’ait pas prévu d’entrée de jeu de normes spécifiques concernant l’exercice du droit de culte prévu par les chartes. Comment aurait-il pu d’ailleurs concevoir des normes adaptées à la diversité religieuse du Québec actuel ? En faisant disparaître en 2014 le Secrétariat aux affaires religieuses chargé de fournir des ressources au Comité sur les affaires religieuses (aboli en 2019 par la loi 40), l’État se trouvait maintenant entièrement dépourvu en la matière. Cela explique en partie l’étonnant cafouillage des décisions prises par la santé publique entre septembre 2020 et février 2021.  

Mais que s’est-il passé exactement ? Une part du problème tient à ce que, durant cette période en zone rouge, les décisions gouvernementales préciseront des nombres de personnes absolus plutôt que relatifs à la taille des locaux (comme cela se fait ailleurs, par exemple dans les universités). Ainsi, le 30 septembre 2020, cette limite est fixée à 25 personnes. Le 1er octobre, le directeur national de santé publique, Horacio Arruda, affirmait à Mgr Pierre Murray, représentant la Table interreligieuse de concertation du Québec, qu’« advenant un nouveau confinement, les lieux de culte demeureraient ouverts ». Qu’à cela ne tienne, devant la hausse vertigineuse du nombre de cas d’individus infectés, le gouvernement décide d’imposer un couvre-feu à compter du 8 janvier et d’interdire toute activité cultuelle à l’exception des cérémonies funéraires (limitées à 25 personnes). Mgr Murray écrit alors à M. Arruda pour lui rappeler son engagement du 1er octobre et solliciter une rencontre afin de lui faire part des effets considérables du décret à venir sur les croyantes et croyants. 

Le 15 janvier, à la suite de sa rencontre du 10 janvier avec Mgr Murray, le Dr Arruda écrit à la Table interreligieuse en indiquant notamment « qu’il est disposé à recommander au gouvernement de modifier le décret 2-2021 pour permettre à un maximum de 10 personnes de se rassembler dans les lieux de culte afin d’y tenir des activités propres aux rites prévus, cette modification n’entrant toutefois en vigueur que le 22 janvier si le gouvernement y donne suite ». En cohérence avec cette correspondance, le 21 janvier, un arrêté ministériel précise que la règle de 10 personnes dans un lieu de culte « s’applique à toute salle d’un édifice de culte desservie par un accès indépendant à la rue sans partager d’espace commun avec les autres salles du même édifice, une même adresse pouvant comporter plusieurs lieux de culte ».  

L’entrée en vigueur de ces nouvelles règles est toutefois loin de se faire en douceur. Dès le 22 janvier, des « [i]nterventions policières dans diverses synagogues de la communauté juive hassidique de Montréal [ont lieu] afin de mettre fin à des prières collectives sur la base du fait qu’il y aurait eu plus de dix personnes au total dans chacun des édifices, sans égard au nombre de salles bénéficiant d’un accès séparé donnant sur la rue ». Se sentant à bon droit victimes de discrimination, le Conseil des juifs hassidiques du Québec et trois congrégations contestent en Cour supérieure une telle interprétation de l’arrêté. Le 5 février, l’honorable Chantal Masse donne partiellement raison aux communautés hassidiques. La définition de « lieu de culte » faisant autorité est celle de l’arrêté du 21 janvier 2021. Les citations précédentes proviennent de ce jugement

Les amendes et arrestations effectuées le 22 janvier résultent de la confusion semée par la direction de la santé publique montréalaise et appliquée vigoureusement par la police. Mais elles nous révèlent sans doute aussi que les pouvoirs étatiques ont une politique flottante et variable concernant les communautés de foi en comparaison avec les autres salles de rassemblements collectifs (cinéma, spectacles, etc.). En cela la norme même de dix personnes constitue une absurdité, dans le cas d’une assemblée de prière, pour toute communauté de foi tellement ce nombre est limité. Plutôt que de se conformer à cette norme, ma paroisse, par exemple, a cessé toute réunion depuis le début de janvier. Un pareil chiffre s’applique à des réunions privées sur invitation plutôt qu’à des réunions publiques. Les normes allégées promulguées au moment de la semaine de relâche de mars et qui autorisent le déconfinement de plusieurs lieux publics (cinémas, musées, universités, etc.), sous réserve de la règle de distanciation, ne prévoient aucun allègement pour les communautés de culte. 

Bilan après un an

Quels sont les principaux constats qui s’imposent aux observateurs de la scène religieuse au terme d’une première année vécue sous les contraintes décidées par l’État exerçant sa responsabilité de protecteur de la santé commune ? Les conséquences nous semblent tant d’ordre politique, organisationnel, que spirituel. 

Tout d’abord, cette conjoncture unique mena les différentes communautés de pratique de culte à s’organiser d’elles-mêmes en groupe d’intérêt et à s’imposer comme interlocuteur spécifique des autorités publiques plutôt que de laisser ces mêmes autorités initier la discussion. Il sera intéressant d’analyser l’histoire de l’origine de la Table interreligieuse de concertation du Québec, seul interlocuteur officiellement reconnu pour négocier avec le DArruda. L’épiscopat catholique a assez peu pris la parole publiquement. Un organisme interreligieux légitime est né dans l’espace d’un État laïque, ce dont il faut évidemment se féliciter. 

 

Cette privation spirituelle n’est pas banale, contrairement à ce que pensent plusieurs. Elle a un impact réel dans la vie des croyantes et des croyants. Les religions sont des ensembles systémiques de discours et de pratiques symboliques permettant d’affronter et de donner sens aux conditions limites de l’existence.

 

Cet organisme semble avoir été entendu, sinon toujours compris. On a senti la volonté de calmer le jeu de la part du responsable principal de la santé publique en février dernier lors de l’élargissement des contraintes en zone rouge pour les salles de spectacles sans adaptation pour les lieux de culte. Mais le pouvoir politique fait montre d’une réticence forte, sans doute accompagnée d’ignorance face aux manifestations du culte. Le premier ministre Legault, par exemple, imagine les sorties de messe du dimanche comme la réunion spontanée des villageois sur le perron de l’église à l’image de celles qu’il a sans doute connues dans son enfance. Dans la crise actuelle, comme à propos du programme d’Éthique et de culture religieuse, le pouvoir politique en place fait parfois preuve d’une ignorance crasse par rapport à l’actualité du religieux. 

On peut d’ores et déjà s’interroger sur les conséquences à court, à moyen et à long terme de la restriction quasi universelle de la pratique religieuse régulière des communautés de foi que nous connaissons. Elles sont de tous types, allant des impacts sur le financement volontaire régulier des communautés à ceux portant sur la disette spirituelle des personnes causée par l’interruption de la pratique collective pour la majorité des croyants. 

Cette privation spirituelle n’est pas banale, contrairement à ce que pensent plusieurs. Elle a un impact réel dans la vie des croyantes et des croyants. Les religions sont des ensembles systémiques de discours et de pratiques symboliques permettant d’affronter et de donner sens aux conditions limites de l’existence. Elles comportent trois propriétés essentielles qui ont entre elles des relations d’interdépendance, sans qu’il soit possible d’établir une hiérarchie. Les actions rituelles collectives visent normalement à soutenir la traversée des changements et des crises qui bouleversent la vie humaine. Elles s’alimentent pour ce faire aux grands récits fondateurs qu’elles actualisent. Elles en renouvellent ainsi l’efficacité existentielle. Or, le passage au tout virtuel engendre une perte de ressourcement tout aussi grande dans le domaine religieux que dans celui des arts vivants. Le travail effectif du religieux se joue également dans la régulation des actions quotidiennes en rapport aux deux autres propriétés. C’est le fondement de la protestation des communautés hassidiques, par exemple, obéissant à un réseau particulièrement serré de normes dans la vie de tous les jours, des normes pour le moins mystérieuses aux yeux de plusieurs, dont les décideurs politiques. Notre culture commune individualisée et sécularisée sous-estime tout spécialement cette dernière dimension du domaine religieux et du droit à la liberté religieuse qui le protège. 

L’heure n’est pas encore aux bilans exhaustifs de notre expérience de la vie personnelle et collective en pandémie. On peut penser qu’eu égard à sa fonction existentielle essentielle, le religieux devrait faire lui aussi l’objet d’une évaluation et qu’au sein de celle-ci, le traitement qui lui a été fait de la part de l’État devra constituer un chapitre important. Dans l’immédiat, il est urgent que les autorités révisent la norme universelle ridicule de 10 personnes par salle de culte, sans tenir compte de l’espace réel. Cette urgence ne saurait toutefois excuser les récentes interventions malvenues de responsables d’Églises disqualifiant la moralité des moyens de lutte en faveur de la santé (dont les vaccins) fondés sur la recherche scientifique et retenus par la santé publique. Ce droit appartient éminemment aux responsables de l’État. 

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