9 octobre 2020

Le chant de la poule

C’était un beau matin d’été. Je sirotais mon café dans la cour, m’arrachant lentement à la torpeur matinale, aidé par une brise fraîche, les éclats du soleil naissant qui miroitaient sur les feuilles des arbres, le piaillement joyeux des oiseaux et… le gloussement insolite de poules. C’est que mon voisin, ayant appris que l’arrondissement Rosemont-La-Petite-Patrie autorise leur présence, en a acquises deux qu’il loge dans un petit poulailler aménagé dans sa cour arrière en prenant soin d’y installer un perchoir que les poules affectionnent particulièrement. En retour, il recueille l’œuf qu’elles pondent quotidiennement et, par surcroît, un air de campagne égaie l’atmosphère urbaine du voisinage, distrayant de l’emprise du béton et du bitume. Un air ancien, on pourrait même dire désuet, puisque même les villages ont largement délaissé les poules, abandonnant celles-ci aux mains des éleveurs industriels et à leurs usines pondeuses.

Une amie, qui a récemment quitté le quartier pour s’installer dans un village de Lanaudière, a d’ailleurs grandement étonné les habitants en y transplantant ses poules urbaines, heureuses de folâtrer dans un grand potager et de picorer goulûment le sol à leur guise. Plusieurs gens du village, conquis par cette audace, ont repris depuis cette cohabitation traditionnelle, conscients peut-être de s’être fait duper au change, lorsqu’ils ont adopté docilement un modèle de vie qu’on leur garantissait « de leur temps » – progrès oblige. Mais, comme depuis un bon moment déjà, le progrès a perdu de son lustre, comme quand le papier peint se décolle d’un mur et étale au grand jour les larges fissures qu’il masquait, il est plus aisé dorénavant de se détourner de ses promesses trompeuses.

L’illusion de la maîtrise

Le grand mensonge du progrès aura été en effet de nous faire croire au pouvoir émancipateur de la technique. Non qu’elle ne soit d’aucune utilité, bien au contraire, puisqu’elle est indissociable de notre humanité. Mais, éblouis par la capacité technique, nous avons oublié de cultiver notre territoire intérieur – l’âme, comme disaient les anciens –, pour grandir en humanité, pensant que la technique dernier cri suffisait. Ainsi avons-nous fini par prendre l’outil pour une fin, et toute fin pour des moyens, perdant de vue la question humaine centrale, décisive, celle du sens et de la finalité. Ainsi, l’instrument devenu tout puissant en est venu à instrumentaliser l’humain lui-même, qui se transforme par la force des choses en un rouage, parmi d’autres, de l’immense usine de la production et de la consommation déchaînées qu’est devenu le monde. De même que le monde se résume à des clous pour un marteau, ou à des algorithmes et du code binaire pour un ordinateur, de même avons-nous cru qu’acheter, consommer, produire, maîtriser, instrumentaliser le monde et soi-même entièrement – quitte à transformer tout en marchandises –, c’était là le chemin assuré du bonheur.

Mais plus nous possédions le monde et en devenions maîtres et plus nous devenions oublieux de notre dette à son égard. Plus les liens d’interdépendance, pourtant vitaux, qui nous relient étroitement à lui, se distendaient ; plus s’estompait l’humilité qu’ils commandent ; plus nous devenions sourds aux chants du monde, à sa musique vivante qui émane des choses et des êtres, et aveugles à la part invisible du visible, insaisissable, irréductible à toute valeur monnayable. Nous avons ainsi peu à peu tourné le dos à la vie. Nous avons pu, dès lors, sans mauvaise conscience, piller, pensant cultiver ; détruire, pensant faire preuve de science ; défigurer le monde, pensant faire œuvre de beauté ; violer, croyant aimer. Le superflu supplantait toujours plus l’essentiel, le paraître l’être, le virtuel le réel.

Les racines dans le ciel

Des « colosses aux pieds d’argile », ainsi s’appellent ceux qui, dans la Bible, sont ensorcelés par la démesure destructrice – l’hubris, disaient les Grecs – ayant désappris à vivre humblement, humainement, ne se reconnaissant plus fait d’humus (adamah). En apparence tout-puissants, ils risquent à tout moment de s’effondrer, le sol fuyant sous leur pas. Car il n’y a de vie pour nous que liés à la terre, notre sang. C’est à cette condition que nos racines peuvent s’enfoncer dans le ciel pour y puiser le sens aussi nécessaire à notre existence que l’oxygène, que notre errance peut devenir enracinement et habitation, que nos rêves peuvent être porteurs de création et non de destruction. Car cette fragilité est notre véritable force. Coupés de ce lien, nous dépérissons, construisant un monde à notre image défigurée, semant la mort au lieu de donner la vie.

Aussi nous faut-il réapprendre à marcher humblement sur la terre ; à apprivoiser notre paysage intérieur foisonnant de symboles, de poésie, de beauté qui nous relient entre nous, vivants et morts, et à l’univers ; à être attentifs au présent, point de jonction du dedans et du dehors, du visible et de l’invisible, du souffle et du sens ; à nourrir l’âme de petits riens qui distillent le miel de l’existence, ces instants fugaces arrachés à l’éternité. Le bien-vivre, comme disent les Autochtones des Amériques, repose sur la qualité des relations que nous tissons au jour le jour avec autrui comme avec le monde, marquées notamment par le respect et un sentiment de reconnaissance. Tout n’est pas monnayable, rien ne vaut vraiment que ce qui s’apparente à l’amour d’une mère pour son enfant et à l’amour de Dieu pour un croyant – cela qui dépouille et fragilise, creuse l’être jusqu’à l’âme, tout en se déployant en tendresse et en don, en joie et en abandon. Et qui fait que la gratitude d’être se conjugue à la responsabilité de devenir.

En écoutant les poules qui caquetaient de l’autre côté de la ruelle qui sépare mon jardin de la cour du voisin, à l’instant qu’une brise rafraîchissante m’éveillait lentement au monde, je me suis surpris soudain, ce jour-là, à me remémorer les mots du poète Rainer Maria Rilke : « Le chant est existence ».

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