Photo : Naomi Mckinney/Unsplash
21 février 2022

La liberté à l’ère de la déliaison

« Liberté ! » Le mot a jailli tel un cri, sur les pancartes et comme emblème des manifestations et convois antirestrictions sanitaires qui ont perturbé diverses villes du Canada et engorgé des postes à la frontière canado-américaine pendant de longues semaines. Beaucoup de commentateurs ont disséqué les entrailles de ce mouvement pour montrer comment s’y sont enchevêtrés des courants divers, allant de simples citoyens exaspérés par les mesures sanitaires jusqu’à des groupes d’extrême droite, en passant par diverses mouvances complotistes ou libertariennes. Pour ma part, je médite l’étrange destin du simple mot liberté qui, tel un fil rouge, traverse et relie l’ensemble de l’œuvre. 

Au grand dam des penseurs, ce mot n’apparaît pas ici comme un concept que l’on pourrait simplement définir de manière à en dénoncer les méprises et les dérapages. Il appartient à un groupe de termes puissants et fondamentaux (tels l’égalité, la justice, la vérité, la beauté) que l’on invoque à l’appui d’une cause ou d’un projet, qui lui servent d’enseignes, de porte-étendards. Autrefois, ces termes étaient qualifiés de « principes » parce qu’on les concevait comme des origines ou des fondements du réel. À l’ère post-métaphysique, ils ne sont plus que des « valeurs » qui, comme toutes les valeurs, fluctuent au gré des marchés. 

Dans le cas présent, la liberté est invoquée et brandie comme un symbole de ralliement, un signe de reconnaissance. Le symbole « parle » et « rassemble » : il donne à des personnes et des groupes de se reconnaître et d’agir ensemble. Le terme liberté est polysémique, suggestif, séduisant. Il puise à un passé riche et honoré ; il est gros de promesses d’avenir. Qui ne rêve d’être libéré, libre, libérateur ? Qui ne souhaite contribuer à cette œuvre proprement démiurgique ? La liberté est le plus bel avatar de l’utopie, ce non-lieu où toute aspiration s’accomplirait dans la lumière. 

En l’occurrence, ce jeu symbolique du terme liberté est fortement investi dans l’histoire et la destinée de nos voisins du sud. L’actuelle contestation des camionneurs s’en inspire largement. Comme l’écrit l’historien américain Eric Foner : « Aucune idée n’est plus déterminante que celle de liberté dans la manière dont les Américains se conçoivent comme individus et comme nation [1]. » L’arrachement à la domination britannique a engendré une vocation, celle de devenir le « phare de la liberté » dans le monde. L’exceptionnalisme américain, la doctrine de la « destinée manifeste », toute cette mystique gravite autour de la notion de liberté. Elle devient le symbole drapant toutes les entreprises, des plus nobles (telles l’abolition de l’esclavage puis la fin de la ségrégation) jusqu’aux plus viles (comme les agressions armées contre d’autres nations, ou le renversement de leurs régimes). Faut-il rappeler que, dans les années 1980, les mercenaires lancés à l’assaut de la révolution nicaraguayenne étaient baptisés « Freedom Fighters » par l’administration Reagan ? Ou que les opérations de guerre lancées à la suite des attentats de septembre 2001 s’intitulaient « Operation Enduring Freedom » ? On pourrait multiplier les exemples. 

Le terme liberté est enferré par la culture de ce qui est justement nommé la « libre entreprise ». Il est devenu la marque de commerce des groupes conservateurs, des lobbys des armes, des mouvements libertariens, des radios populistes, de tous ceux et celles qui craignent un contrôle indu de l’État sur les individus et leur destin. Brandi contre toutes les autorités officielles (gouvernementales, médiatiques ou scientifiques), il est chéri par les réseaux complotistes et climatosceptiques.

L’abîme de la liberté 

Comment comprendre une telle cooptation, un tel phénomène, dont les États-Unis est un foyer déterminant mais qui se manifeste de diverses manières à divers endroits du globe ? Dans son analyse de la condition moderne, la politologue et philosophe Hannah Arendt parlait d’une « aliénation par rapport au monde », une mise à distance de celui-ci rendant notamment possible son exploration par la science, sa manipulation par la technique et son exploitation par l’entreprise capitaliste [2]. Cette aliénation n’est pas un phénomène périphérique qui ne toucherait que certains tandis que la plupart en seraient préservés. Elle est au fondement de l’aventure moderne, de son déploiement et de sa destinée. Elle nous affecte tous et toutes, de diverses manières, depuis des siècles. 

Nous pourrions en parler comme d’une déliaison, une rupture des enracinements, des ancrages et des appartenances. Elle fait que nous tendons à nous éprouver et nous comprendre d’abord comme des individus plutôt que comme les membres d’une communauté et d’un milieu. Certes, l’individualité caractérise la condition humaine elle-même (« la pluralité humaine, écrit Arendt, est la paradoxale pluralité d’êtres uniques [3] »), mais l’individualisme est une aventure que la modernité – et l’hypermodernité actuelle – nous incite à pousser à son paroxysme. Nous nous encourageons mutuellement et vivons sous l’injonction de nous affranchir de toute forme de détermination. Nous ne devons rien au passé, à nos ancêtres, aux aîné-es, aux traditions, aux héritages. Nous ne sommes pas redevables de la nature : elle n’est plus que l’« environnement » de nos activités humaines. Notre vie sociale n’est pas fondée sur l’appartenance à une famille et à un milieu, mais est conçue comme une libre association, une participation volontaire. Il faudrait ainsi refuser toute forme de détermination naturelle, de morale, de religion, d’obligation, de devoir, pour n’agir qu’en vertu des principes de choix et de plaisir. Liberté ! 

Dans ce contexte d’ensemble, on peut comprendre que la liberté soit vécue par plusieurs sous le mode de la déliaison et de l’autonomie, plutôt que comme une liberté politique de participation à une collectivité. On peut pressentir aussi que toutes les autres « entités à majuscule » (l’Égalité, la Justice, etc.) n’en sortent pas indemnes. Même la solidarité si chère à la gauche peut être brandie comme une bannière par des groupes plus soucieux de leurs intérêts privés partagés que des inégalités sociales. Il ne s’agit donc pas simplement de jouer une « valeur » contre une autre (la solidarité contre la liberté, l’égalité contre le choix personnel, etc.). L’enjeu est plus profond : faut-il continuer de pousser à l’extrême le parcours de la déliaison et de l’autonomie, ou gagnerions-nous, personnellement et collectivement, à renouer avec nos appartenances et nos ancrages ? La crise écologique actuelle pose cette question avec une telle acuité qu’elle constitue une chance de nous ressaisir, non seulement comme des êtres libres, mais comme des personnes et des sociétés interdépendantes. 

[1] E. Foner, « The Idea of Freedom in American History ». Conférence à la University of Southern California, Los Angeles, 8 novembre 2007, p. 4. (Traduction libre)

[2] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (1958).

[3] Ibid., p. 232.

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