La leçon d’un ultimatum ou le venin du scientisme
Les événements dans leur jaillissement inattendu donnent à penser, disait Hannah Arendt. Car ils ne sont pas seulement des faits, mais des ruptures. On pourrait le dire, dans une moindre mesure, de certains non-événements, de ces actions qui prétendent faire plier la réalité à volonté, mais qui, se cognant à la dureté têtue du réel, se dégonflent comme une baudruche. Dans ces cas, ce n’est pas la rupture qui donne à penser, mais ce qui résiste. L’ultimatum lancé par le gouvernement Legault aux travailleurs et aux travailleuses de la santé de se faire vacciner, faute de quoi ces personnes ne pourraient plus travailler dans le réseau de la santé au Québec, correspond à ce genre de non-événement qui se casse le nez sur le mur du réel.
L’ultimatum était un bluff, le gouvernement n’avait pas en main les cartes pour remporter la mise. Il ne pouvait se passer des quelques milliers personnes encore réfractaires à se faire vacciner, malgré l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête. Il a donc reculé – acceptant de se couvrir quelque peu de ridicule –, mais ne pas l’avoir fait aurait été catastrophique pour un système de santé déjà mal en point.
Pourquoi le gouvernement s’est-il entêté dans cette voie sans issue si longtemps, alors que la solution de rechange trouvée pour dénouer l’impasse, consistant en des tests fréquents de dépistage rapide, aurait pu être proposée bien avant, nous évitant des revirements politiques aux allures de vaudeville ? Serait-ce qu’il croyait que le bluff pouvait fonctionner ? Peut-être, mais il y a plus. La raison principale, à mon sens, est à chercher dans l’image problématique qu’il se faisait des récalcitrants, image qui autorisait qu’il agisse à leur endroit de façon autoritaire et sans ménagement : les gens visés par l’ultimatum étaient catalogués d’emblée et sans réserve comme s’opposant à la science.
Le scientisme ambiant
Cette perception est illustrée à merveille par une remarque de François Legault lui-même, commentant à regret depuis Glasgow l’échec de l’ultimatum lancé par le ministre de la Santé, en disant à peu près ceci : « Je ne peux concevoir que des gens qui ont étudié en sciences ne se font pas vacciner, c’est bizarre. » Comme si la science pouvait commander des comportements univoques. Et comme si l’adhésion majoritaire à la vaccination obligatoire était le signe univoque de notre adhésion à la science. Ce qu’il nomme « bizarre » renvoie précisément à notre condition humaine, qui nous fait habiter le monde en mobilisant certes la raison mais tout autant les affects, le doute, les croyances, les récits, les questions de sens. Cette « étrange » remarque du premier ministre est d’autant plus porteuse de sens qu’elle est largement partagée dans les grands médias, assimilant fréquemment les personnes qui ne se font pas vacciner à ces « complotistes » qui pensent entre autres que la Terre est plate. Elle l’est aussi en raison du grand nombre d’analystes politiques, toutes tendances confondues, qui n’ont pas hésité à blâmer le gouvernement d’avoir plier devant les « antivaccins », comme si ces derniers constituaient un bloc monolithique porté par une idéologie commune opposée à la science. Et comme si l’ultimatum eût été une bonne chose, si le gouvernement avait eu les moyens de ses prétentions et qu’il avait pu se passer sans trop de dommages du personnel qui ne s’y serait pas plié !
Loin d’être anodin, cela reflète une idéologie qui s’incruste de plus en plus dans la société [1]. Il s’agit du scientisme, qui a cette particularité de se nier comme idéologie, et selon lequel la science et la raison seraient en mesure de rendre le réel transparent et malléable à souhait, en offrant les seuls critères adéquats pour définir ce que nous devons faire pour vivre bien. Exit les questions de sens, pourtant au cœur de l’existence humaine, qui, si elles mobilisent la raison, en font autant avec les affects, les croyances et le sens commun. Quoi qu’en dise le scientisme, la complexité du réel n’est pas soluble dans la science ; ni la raison ni la science n’épuisent nos raisons de vivre.
C’est d’ailleurs en occultant cette réalité qu’on a sacrifié, sans le vouloir, au début de la pandémie, les personnes âgées sur l’autel des mesures strictes de confinement, oubliant que l’isolement, l’abandon de contacts nourrissants, de gestes gratifiants et d’activités apparemment banales, mais pleines de significations pour ces personnes, pouvaient entraîner leur mort aussi sûrement que l’absence de nourriture et de soins. Et c’est ce qu’on fait quand on tourne le dos aux souffrances terribles qu’engendre le fait d’être déconnectés des liens vitaux, charnels, corporels, émotionnels et symboliques qui nous constituent.
Loin de moi l’idée de faire l’apologie du refus de la vaccination. Je veux simplement insister sur le fait que la science ne peut – ni n’a d’ailleurs la prétention de le faire – définir à elle seule le comportement et l’adhésion à une politique engageant notre existence. Si on est en droit de critiquer les gens qui refusent des vaccins, à partir de nos propres convictions, nous faisons fausse route en présumant des leurs, en les qualifiant sans réserve d’être contre la science. Ce faisant, on tombe dans le piège du scientisme, tout en faisant trop peu de cas des scientifiques qui hésitent ou refusent de se faire vacciner. Et on met ainsi la table à des politiques autoritaires qui en appelleraient à la science.
Se déprendre du piège du scientisme
La crise sanitaire et l’effort urgent nécessaire sur le plan politique pour la juguler prioritairement par des moyens médicaux ont pour effet pervers de donner malheureusement prise à ce scientisme. Il faut en être conscients, pour se prémunir de ce « poison » qui appauvrit l’existence et aplatit la vie en la confinant à la seule dimension rationnelle, nous faisant perdre de vue que les différentes dimensions de l’existence – symbolique, culturelle, politique –, indissociables de sa dimension matérielle, sont constitutives de notre humanité. Elles appellent un mode d’existence où la parole partagée, l’interaction et la confrontation des points de vue demeurent centrales, laissant toujours place à « l’indétermination », à la négativité, au « bizarre ». C’est dans ce cadre toujours précaire que se déploie le politique et que se construit le monde commun.
Le scientisme fraie, au contraire, avec l’autoritarisme. Il est d’autant plus dangereux que l’espace politique est déjà passablement accaparé par les experts, qui marginalisent la parole citoyenne. Il renforce ce que le philosophe Michel Foucault avait déjà identifié, dans les années 1980, comme la tendance forte du néolibéralisme : le biopouvoir. Selon cette conception, la vie biologique, et donc le corps et la santé individuelle en particulier, deviennent le lieu privilégié de l’exercice du pouvoir de l’État et son contrôle disciplinaire est intériorisé par la population. Sous une telle emprise, le monde commun ne peut que se dissiper et laisser place à un système impersonnel, peut-être bien huilé mais dépourvu d’humanité : « une société composée d’absolument personne… tous en habits », comme ironisait Kafka.
L’ultimatum est derrière nous, mais pas la vision qui le soutenait. Je crains d’ailleurs – la crise écologique qui s’aggrave et l’angoisse qu’elle génère aidant – que celle-ci ait un bel avenir devant elle.
[1] Voir le dossier « Regards critiques sur la science », Relations, no 800, janvier-février 2019.