La justice internationale à l’épreuve de la guerre antidrogue aux Philippines
L’auteur, doctorant en science politique à l’UQAM, est boursier au Centre justice et foi
Depuis l’arrivée au pouvoir de Rodrigo Duterte en 2016, une guerre meurtrière contre les consommateurs et les trafiquants de drogue est menée aux Philippines. Pour mettre fin à l’impunité entourant de possibles crimes contre l’humanité, l’intervention de la Cour pénale internationale (CPI) est une étape décisive. Mais la justice internationale aura-t-elle les coudées franches ?
En novembre dernier, la Cour pénale internationale (CPI) annonçait la suspension temporaire de son enquête sur les crimes liés à la « guerre antidrogue » menée par le gouvernement de Rodrigo Duterte aux Philippines. Elle répondait ainsi favorablement à la demande de report faite par le gouvernement philippin. Dans sa requête auprès de la Cour basée à La Haye, l’ambassadeur des Philippines aux Pays-Bas justifie cette demande en indiquant que son gouvernement « a entrepris et continue de mener des enquêtes approfondies sur tous les décès signalés lors d’opérations antidrogue dans le pays ». De nombreuses ONG, à l’instar de Human Rights Watch et Amnistie internationale, y voient avec raison une stratégie visant à ralentir, à défaut d’empêcher, l’enquête de la CPI. Cette décision survient dans le contexte où une élection présidentielle aux Philippines est prévue le 9 mai prochain, et alors que Rodrigo Duterte a décidé de se retirer de la vie politique afin de préparer sa défense en cas de convocation devant la CPI. Face à la menace que fait peser sur lui la justice internationale, sa fille Sara Duterte-Carpio n’exclut pas de se présenter pour protéger son père de toute poursuite. Une situation qui illustre une fois de plus que l’une des principales faiblesses de la justice internationale est d’être à la remorque des impératifs politiques nationaux.
Un nouveau front pour la justice internationale
C’est le 14 juin 2021 que la procureure générale de la CPI, Fatou Bensouda, à la veille de la fin de son mandat, annonçait avoir demandé l’ouverture d’une enquête portant sur les milliers d’homicides commis par les forces de police et les « escadrons de la mort » aux Philippines dans le cadre de la lutte contre les narcotrafiquants. La nouvelle a somme toute fait peu de bruit dans le contexte pandémique actuel, alors que c’est sans précédent pour la CPI de s’intéresser à des crimes commis dans le cadre d’une politique de sécurité publique nationale. En effet, jusqu’ici, le tribunal international a jugé des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qui se sont produits dans des situations de conflits armés, d’interventions militaires étrangères ou de guerres civiles impliquant des groupes armés rebelles en conflit avec des gouvernements établis. Les Philippines font donc ici figure d’exception car aucun autre pays faisant face à un haut niveau de criminalité liée au narcotrafic (comme le Mexique ou la Colombie, entre autres) n’a fait l’objet d’une telle démarche d’enquête de la part de la CPI. Dès lors que le Bureau de la Procureure a clairement déclaré « ne pas prendre position sur les politiques et initiatives internes » menées par le gouvernement philippin dans le cadre des politiques de répression des narcotrafiquants, comment expliquer cette intervention de la CPI ?
L’arbitraire comme politique sécuritaire
Les Philippines se distinguent par le fait que le chef de l’État, Rodrigo Duterte, dans de nombreuses sorties publiques, a revendiqué et assumé la responsabilité des homicides et des assassinats commis par les forces de sécurité et les miliciens d’autodéfense engagés dans la répression du narcotrafic. Déjà, au lendemain de son élection comme président des Philippines, en 2016, il annonçait sa guerre antidrogue dans une déclaration martiale en affirmant : « Il y a trois millions de drogués ici. Je serais heureux de les exterminer ». Contrastant avec la manière dont les luttes antidrogues ont été menées au Mexique ou en Colombie, le chef de l’État philippin se distingue ainsi par des appels publics incitant carrément au meurtre, le tout en bénéficiant d’importants relais médiatiques nationaux. Il met en place une stratégie d’encouragement des homicides des personnes accusées de narcotrafic et une généralisation du lynchage policier des jeunes délinquants de quartiers défavorisés.
Cette politique sécuritaire répressive a bénéficié de la tolérance institutionnelle à l’égard de groupes armés informels et de la collaboration opérationnelle des forces de sécurité avec des « escadrons de la mort ». Dans un contexte où la répression policière, les règlements de comptes, les conflits entre gangs et l’explosion de la délinquance dans les quartiers populaires frappés par la précarité économique mettent les institutions judiciaire et sécuritaire dans un état de tension permanente, le pouvoir politique n’a fait qu’amplifier la gestion courante de l’arbitraire. L’auto-censure et la marginalisation de fait de l’institution judiciaire locale apparaissent comme les conséquences naturelles de la peur sociale volontairement installée et entretenue par les autorités politiques et les forces de sécurité, afin de neutraliser les contrepouvoirs aux actions extrajudiciaires du pouvoir du président Duterte.
La « dissuasion judiciaire » : l’arme de la CPI dans le cas philippin ?
Ce dossier de la « guerre antidrogue » aux Philippines permet à la CPI de se donner de nouveaux champs d’intervention judiciaire alors qu’elle peine à exister et à assurer ses missions principales. Cela mérite une certaine attention, car depuis son entrée en fonction en 2002, la CPI n’a pas vraiment connu un franc succès, faute de pouvoir juger plusieurs responsables de crimes qui bénéficient de la protection de leurs gouvernements. Elle a instruit 26 affaires et condamné seulement 3 personnes : les chefs de milices congolais Thomas Lubanga et Bosco Katanga, et le djihadiste Ahmed Al Faqi Al Mahdi, membre du groupe terroriste Ansar Dine actif au nord du Mali. Face aux critiques visant son autorité et notamment son « biais africain » dans le choix de ses poursuites, la CPI trouve dans la menace permanente d’une action pénale internationale un instrument de dissuasion judiciaire destiné à freiner l’ardeur des auteurs d’exactions criminelles qui organisent leur impunité.
C’est depuis 2018 que la CPI s’intéresse au dossier philippin de la « guerre antidrogue », d’abord dans un examen préliminaire qui a d’ailleurs entraîné le retrait des Philippines du Statut de Rome – le traité au fondement de la Cour – en signe de protestation, en 2019. Dans les documents judiciaires présentés comme éléments justificatifs de sa demande auprès des juges, la procureure générale Bensouda estimait qu’entre 12 000 et 30 000 personnes avaient été tuées, en toute impunité. L’argument systématique des autorités philippines est d’invoquer la légitime défense à laquelle ont droit les forces de sécurité confrontées à des gangs et à des narcotrafiquants armés. Le 15 septembre 2021, les juges de la CPI ont autorisé l’ouverture d’une enquête sur les meurtres constitutifs de crimes contre l’humanité qui auraient été commis sur le territoire philippin dans le cadre de la politique de répression du narcotrafic. L’enquête porte sur la période allant de 2011 à 2019, soit celle pendant laquelle les Philippines ont adhéré au Statut de Rome et pour laquelle la Cour peut exercer sa juridiction.
Un report d’enquête avec des conséquences
En autorisant cette enquête, la CPI a surtout voulu passer un message aux gouvernants des États ayant signé le Statut de Rome et qui seraient tentés par les dérives autocratiques et répressives, y compris lorsque celles-ci interviennent dans le cadre d’une politique de sécurité publique ou d’opérations légales de maintien de l’ordre. La Cour signale ainsi aux auteurs et donneurs d’ordre d’exactions extrajudiciaires qu’ils ne sont pas à l’abri de la justice internationale en cas de faillite de l’appareil judiciaire interne des États. Ce faisant, elle réaffirme l’importance de son action. Toutefois, les tentatives d’obstruction, le refus de coopérer et autres manœuvres à sensation, comme le retrait du Statut de Rome, peuvent mettre à mal durablement l’autorité de la Cour, déjà vulnérable face à la volonté souveraine des États de se conformer ou non à ses règles. Si la justice internationale a la prétention de l’action universelle contre les crimes internationaux, son autorité s’ajuste néanmoins à la puissance des États ou des gouvernants ciblés par ses poursuites. Ainsi, la CPI, comme toute organisation internationale, n’échappe pas à cette loi fondamentale des rapports de forces internationaux, qui s’exprime aussi dans les capacités des États à neutraliser l’action pénale internationale lorsque celle-ci cible les crimes dont ils se seraient rendus coupables.