« Ils mettaient tout en commun »
L’auteur, doctorant en philosophie, est animateur pour le projet Avenir du christianisme social du Centre justice et foi
Dix ans après la grève étudiante de 2012, comment se rencontrent nos mémoires personnelles avec celle, collective, de ce moment politique majeur ? Tous les 22 de chaque mois, nous publierons ce printemps sur notre site Web un témoignage inédit pour scruter les mémoires sur ce mouvement social sans précédent, ses héritages et ses résonances actuelles. Sans verser dans la nostalgie ni l’abus de commémoration, cette série de regards croisés cherchera à toucher à ce qui retentit encore en nous depuis le « printemps érable ».
Dans le premier volet de cette série, Patrick Renaud, doctorant en philosophie et animateur pour le projet Avenir du christianisme social du Centre justice et foi, nous livre une réflexion originale sur la façon dont la mobilisation étudiante a mis le chrétien qu’il est devant des choix inconciliables… du moins en apparence.
Il y a dix ans, des centaines de milliers d’étudiantes et d’étudiants sortaient de leurs salles de classe pour s’opposer à une hausse des frais de scolarité. Au détour de ce « non », beaucoup firent l’expérience de ce que cela voulait dire que d’être libre. Une liberté qui ne se terminait pas où celle d’autrui commençait. Une liberté dont nul n’était propriétaire et qui n’existait que dans le partage. C’était une liberté d’insomniaques qui savaient qu’il y avait « tant à faire, tant à dire, tant à aimer »[1].
Ces semaines, ces mois d’ivresses, d’écritures, d’arguments et de corps qui choisissent leurs espaces – de la rue aux bureaux de ministres –, je me rappelle les avoir vécus pourtant comme quelqu’un qui a une double vie. Car cet étudiant que j’étais passait de l’assemblée générale à l’église, de l’association étudiante à la paroisse, du cri qui réclame au chant qui loue.
Le long trajet de métro et d’autobus qu’il me fallait prendre pour circuler de l’activisme à la prière symbolisait pour moi la distance et l’écart qu’il y avait entre ces deux vies. Très peu de mes camarades de rue savaient à quel saint je me vouais et peu de mes co-paroissiens s’intéressaient à la crise étudiante ou plus généralement à la politique.
Si j’en venais à parler de ma foi, passée la surprise, le choc, on me questionnait aussitôt sur l’avortement, les abus sexuels commis par les religieux, ou encore sur la haine du corps et de la femme qui serait au cœur de l’enseignement de l’Église. Il fallait m’évaluer. Et si j’en venais à parler de mes journées militantes à mes camarades de bancs d’église, on me demandait d’emblée si j’étais pour la violence dans les manifestations, si j’étais communiste ou anarchiste, ou si je pensais que la religion n’était qu’un opium. Autre mise en examen.
Dans les deux cas, il semblait y avoir une intuition partagée : que ces deux vies n’étaient pas conciliables ; qu’une d’elles était de trop ; qu’il aurait fallu que je choisisse. C’est en tout cas le sentiment que j’avais lors de ces moments d’interrogation : que je tentais une réconciliation impossible et contre-nature.
Défroquer
Je compris très rapidement que ce n’était pas qu’un sentiment, mais que c’était effectivement ce que certains essayaient de me dire. Un soir de mai, après une manifestation devant les bureaux montréalais de Jean Charest, j’avais décidé d’aller à une des messes quotidiennes de 17 h à la cathédrale. À l’intérieur, un paroissien m’aborda aussitôt, voyant que je portais un carré rouge. Je me souviens encore de son visage : sévère, sérieux, sculpté par l’appel du devoir.
L’homme me dit d’abord que je ne pouvais pas porter ce symbole dans la Maison du Seigneur, que je devrais avoir honte d’y faire entrer le « diable rouge du communisme ». Il m’intima alors de l’enlever, ce que je refusai, en rigolant nerveusement. C’est alors que d’un geste rapide, sauvage mais maîtrisé, l’homme m’arracha le carré rouge à même la poitrine et le jeta par terre avant de retourner à sa place afin de se recueillir.
De la posture du pharisien qui veut jeter la première pierre à celle du cœur humble et tranquille dans le creux de la prière. De l’exactitude du geste violent à l’immobilité de la grâce. Une transfiguration qui demeure encore aujourd’hui pour moi incroyable et étrange, surréelle.
Cet incident cristallisa et confirma pour moi pendant très longtemps, pendant trop longtemps, mon impression que ces deux vies – militante et chrétienne – ne pouvaient pas, ne devaient pas se mêler ; qu’elles n’avaient rien à voir l’une avec l’autre ; que toute tentative de conciliation avait quelque chose de l’imposture.
Surtout que l’Église, telle que je la rencontrais, ne semblait pas ouverte ni touchée par la question sociale. Je l’entendais parler de « paix spirituelle » alors que la société québécoise était déchirée par le conflit étudiant. Je l’entendais parler de moralité sexuelle et de théologie du corps tout en gardant le silence sur les corps de camarades violentés par les forces de l’ordre. Cette paix spirituelle promise me semblait devenir l’autre nom d’un quiétisme et d’une cécité politiques insupportables.
Impression probablement aggravée par le fait que beaucoup de mes amis chrétiens d’alors étaient foncièrement apolitiques. Entre eux et moi, nulle communauté de sentiments moraux et politiques. Mes colères leur étaient étrangères ; mes raisons, difficilement traduisibles, éventuellement incommunicables, jusqu’au point de la rupture. Il me fallait choisir. J’avais choisi la politique.
Bien sûr, l’écart entre mes deux vies et leurs exigences senties comme contraires, je l’ai moi-même choisi, accepté. L’incident s’était imposé à moi, certes. Mais je m’étais également résigné à l’idée dont il était porteur : que je vivais une vie irréconciliée et irréconciliable ; que je devais choisir. J’avais choisi la résignation.
De la résignation à la réconciliation
Or, ce double choix de la politique et de la résignation ne pouvait faire bon ménage, sans que la seconde ne sape les assises de la première. La résignation étant une atmosphère qui démoralise, démobilise et aseptise l’intensité même de la vie, nul désir, nulle colère, nulle politique, donc, ne peut y vivre ; nulle vie, nul sens non plus.
Ce n’est qu’il y a deux ans, en plein confinement, que ce double choix m’apparut pour ce qu’il aura été : la source d’une crise de sens. Ce sens, je le retrouvai alors là où il n’avait cessé d’être, là où Il m’attendait, patiemment : dans l’Évangile. C’est l’ennui pandémique qui m’amena à relire l’Évangile selon Matthieu. L’ennui. Rien de plus, rien de moins. Je fus pour la première fois fasciné par cette scène absolument simple et dépouillée où Jésus appelle ses premiers disciples. L’appel de Jacques et Jean fut et demeure pour moi absolument irréel parce qu’on ne sait pas ce que Jésus leur dit. Nous savons ce qu’il a dit à Simon et André et pouvons ainsi reconstruire une compréhension de ce qui pourrait les avoir amenés à vouloir le suivre. Mais Jacques et Jean répondent à un presque-rien : « Il les appela, et aussitôt… » (Mt 4, 22). Leur vie, prise en charge par une parole muette ; par un langage sans mot ni raison. Un événement pur et minimal : Il parle, ils suivent.
À partir de cette disponibilité radicale des deux disciples à un presque-rien, je ressentis le désir de les imiter en quelque sorte, de cultiver une attention à ces détails du monde pour peut-être y entendre l’écho de cette parole qui les interpella. Un désir quelque peu anarchique, peut-être ; désorienté, assurément. Un désir qui cherche, qui tâte. Un désir qui m’amena à redevenir sensible au monde, à ce qu’il porte de grâces et de pesanteurs.
C’est dans le contexte de ce réveil sensible que naît également le désir de réellement concilier ces deux « irréconciliables » qu’ont été, pour moi, la foi et la militance. C’est dans ce contexte aussi que je commence, pour la première fois il me semble, à rencontrer des camarades de luttes et de bancs d’église qui partagent ce même désir.
De la communion à l’action
La plupart de ces rencontres se démarquent par leur modestie, voire leur insignifiance. Quelques personnes, tout au plus, qui se rassemblent pour lire un texte ou pour aller au musée. Or, ces rencontres sont l’occasion de deux déplacements qui sont pour moi déterminants. D’une part, elles permettent de sortir ces personnes de l’isolement qui caractérise la vie sociale – en raison de la pandémie, mais pas seulement. Être ensemble, finalement, pour de vrai.
Mais d’autre part, ces rencontres deviennent des occasions de radicaliser l’appel de la vie chrétienne tel qu’exprimé dans les Actes des apôtres : « Ils mettaient tout en commun ». On a tendance à lire ce passage du point de vue strictement économique de la mise en commun des biens. Mais ces quelques rencontres mettent en scène la mise en commun d’un tout autre « tout » : le tout d’une attention portée à une œuvre ou à un texte. Une capacité qui, autrement, est comprise et vécue dans la solitude de l’expérience privée, prend alors les traits d’une expérience commune.
Ce n’est donc pas seulement ce que nous possédons que nous devons mettre en commun, mais aussi et surtout, ce que nous faisons. Méditer un texte, regarder et apprécier une œuvre d’art. Mais aussi ressentir une injustice, être habité par une colère qui nous pousse à agir.
Et c’est à ce point-ci que, pour moi, cette attention et ces rencontres sont mères d’effets proprement politiques. Elles nous mettent en mouvement. Elles nous activent. Écrire une lettre aux évêques. Se partager des ressources. Se déplacer pour une manifestation ou une vigile.
La modestie et l’insignifiance initiales communient ainsi d’emblée avec des gestes moins modestes et plus significatifs. Au creux de ces rencontres et de ces gestes, peut-être l’Esprit soufflera-t-il où il veut, afin de nous aider à dire, à faire et à aimer.
[1] Mots tirés d’un poème lu par Zéa Beaulieu-April à l’occasion du rassemblement Nous ? le 7 avril 2012. Performance disponible sur Youtube.