1 juin 2020

Être accompagné dans la mort et se recueillir auprès d’un mort sont aussi des gestes essentiels

Le confinement aura mis à l’arrêt l’économie comme jamais on n’aurait pu l’imaginer. Il aura aussi permis d’accentuer des failles profondes de l’organisation sociale, révélant ainsi leur caractère scandaleux et intolérable. Parmi celles-ci, il y a la dynamique délétère qui est à l’œuvre depuis longtemps dans l’ensemble des établissements de santé, livrés à des mesures de rentabilité et d’efficacité – voire à un esprit de lucre dans les résidences privées pour personnes âgées – détériorant gravement la qualité des soins. La méthode Toyota, consistant à mesurer chaque acte, chaque soin pour optimiser la cadence et le rendement, a poussé à l’épuisement et à la précarisation le personnel infirmier et paramédical, fragilisant sinon empêchant les relations humaines affectives signifiantes et les soins de qualité (Voir Clément Mercier, « Pour une réforme du réseau des CISSS-CIUSSS axée sur les besoins », Le Devoir, 22 mai 2020).

Cet environnement « contaminé » par un esprit purement marchand et utilitariste n’est pas étranger au fait qu’on ait pu chasser du chevet de leurs êtres chers des proches aidants au nom de la distanciation physique et du confinement, alors qu’il était flagrant qu’il manquait de personnel soignant. Un grand nombre de personnes âgées furent ainsi plongées dans la détresse.

Si la mondialisation capitaliste est momentanément à l’arrêt, la représentation dominante de l’être humain qu’elle véhicule, elle, continue d’être bien opérante. Hyper-individualiste et étroitement rationaliste, l’homo œconomicus est de plus en plus intériorisé comme une « norme ». Une telle emprise ne peut avoir que des conséquences graves pour tous ceux et celles qui sont les plus vulnérables et situés dans l’angle mort de cette vision réductrice : au premier chef, les personnes âgées, mais aussi les jeunes enfants et les pauvres. Elle a certainement contribué à la manière dont les autorités ont appliqué de façon plus ou moins uniforme certaines directives données par la Santé publique pour faire face à la pandémie, en restant trop insensibles à la complexité du réel. C’est comme si le gouvernement n’avait qu’un modèle devant les yeux : un homme riche, sans attaches et indépendant, confinable à souhait. Or, un confinement ne peut avoir la même signification ni les mêmes conséquences si on est riche ou pauvre, si on vit dans une maison spacieuse ou un logement vétuste, en famille et en relation avec d’autres ou seul et isolé, dans un milieu pacifié ou violent, proche ou loin des services, etc. N’aurait-il pas fallu en tenir compte ?

La déchéance humaine – dont un grand nombre de personnes âgées ont fait l’épreuve dans les CHSLD, abandonnées à elles-mêmes pour « leur bien », au point de parfois en mourir –, est en quelque sorte le fruit amer de cette « abstraction » et d’une insensibilité à la condition humaine. Elle devra être le terreau d’une révision profonde des fondements de la vie commune, quand le temps du bilan de la pandémie sera venu.

Litanie de souffrances inutiles
Par ce manque de vision et d’attention à l’humain, que de gens ont été abandonnés à eux-mêmes ! Sans soins ni hygiène de base, sans personne pour les aider à manger et à boire, seules avec leur solitude et leur détresse. Sans une main qui puisse tenir la leur, une voix aimante qui puisse les apaiser, au cœur d’une épreuve où ce qui sauve, ce sont des liens affectifs, c’est de se sentir aimé et accueilli dans sa dignité. Nous ne vivons pas que de pain.

Combien de personnes ont ainsi lâché prise et devancé leur entrée dans la mort parce que la vie avait perdu tout attrait, toute saveur, tout sens ! Le fil ténu, aminci par l’âge, qui ne tient bien souvent qu’à de petits riens qui font qu’une existence vaille la peine d’être vécu, s’est rompu subitement, desséché par l’isolement, qui a pu être vécu comme une relégation carcérale. Tant de morts sans raison, qui ne seront pas inscrites dans la liste des victimes du virus.

Combien de femmes et d’hommes, à leur dernier souffle, se sont ainsi retrouvés sans personne pour les accompagner au seuil de la mort, alors qu’une telle présence donne du sens à une vie qui s’achève et scelle les liens qui unissent les vivants et les morts – fondement de toute culture ! Combien de fils, de filles, de frères, de sœurs, de pères, de mères, de maris, d’épouses, d’amis proches, n’ont pu recueillir les derniers mots, les derniers pleurs, le dernier cri, le dernier baiser, le dernier souffle d’un être cher pour les garder dans leur chair, leur cœur et leur mémoire, et par cela dans la communauté humaine, au lieu de les laisser errer comme autant de  spectres d’inhumanité !

Que de gens ont été empêchés d’exprimer leur peine, leur amour, un pardon, un regret, un simple mot d’adieu et de reconnaissance, au seuil de la mort, et d’inscrire par ce geste ultime fût-il bref, mais qui a valeur d’éternité, une aventure humaine dans le registre du sens !

Que de gens ont été privés inutilement du recueillement, des paroles et des chants auprès du corps ou des cendres d’une personne récemment disparue – si essentiels au deuil –, permettant de transmuer l’absence en une paix et la mort en sens ! Combien, faute d’avoir pu le faire, vivront leur vie durant avec une blessure au ventre et à l’âme, une blessure dont on ne guérit pas ou mal, et qui sécrète un venin sournois qui aigrit l’existence et pèse sur la mémoire ?

Tout cela s’est déroulé bien souvent parce que ces gestes essentiels n’étaient pas perçus comme tels par les autorités responsables, se rabattant sans nuance sur des consignes sanitaires. Le fait qu’aujourd’hui encore, on tarde d’accorder aux lieux de culte qui ont l’espace pour assurer la distanciation physique requise le droit de célébrer des funérailles relève de cet aveuglement. Comment ne pas y voir, aussi, l’indifférence, voire le discrédit du gouvernement caquiste pour la dimension religieuse et spirituelle de la vie ?

Retour à l’essentiel
Ces drames humains qui auraient pu être évités s’il y avait eu une attention plus grande à ce qui est « essentiel », en tenant compte de toutes les dimensions de l’existence humaine, il nous faudra les peser sur la balance de la responsabilité collective, et d’abord étatique, pour qu’ils ne se reproduisent plus, ou du moins pas à une telle ampleur.

Il saute aux yeux, de prime abord, que les institutions de soins doivent cesser d’être gérées selon la logique du privé, voire parfois dans une visée lucrative, et que, collectivement, il faut favoriser le maintien des personnes âgées en perte d’autonomie dans leur milieu de vie, et donc le renforcement des soins à domicile. De même doit-on redonner aux CLSC la fonction de service communautaire de première ligne qu’ils avaient à l’origine et sortir de l’« hospitalocentrisme » actuel. La santé n’est pas qu’une question médicale, elle mobilise les liens humains, les relations, les milieux signifiants et vivifiants.

Une société est malade si elle ne considère pas comme essentielles la dimension affective des soins, la présence aimante au seuil de la mort, ainsi que la pratique de rituels entourant la mort, moments sacrés par excellence, grâce auxquels l’existence humaine déjoue l’absurde et célèbre le sens de la vie et de l’existence humaine ; elle aura beau être riche et puissante techniquement, elle se vide lentement de son sang qu’est le sens, et de son souffle, la culture.

Malgré la peur et l’insécurité justifiées, le confinement requis lors de la pandémie, l’État doit pouvoir permettre que des funérailles soient célébrées, le fussent-elle minimalement – en faisant preuve autant d’imagination que de prudence.

D’autres situations extraordinaires comme celle de la pandémie actuelle feront en sorte que la mort survienne comme un voleur, sans qu’aucune main de tendresse ne puisse être tendue, mais au moins faudrait-il que l’État, soucieux de ce drame inouï, soutienne des initiatives qui en apaisent la souffrance. Les morts comme les vivants le méritent.

Les lois d’exception, les mesures de santé publique et le branle-bas de combat contre la pandémie ne peuvent suspendre les gestes qui témoignent de notre humanité, sans rompre, en même temps, le fil fragile qui nous maintient sur l’abîme du temps – le sens étant une « nourriture » et un médicament non moins essentiels à la vie que l’eau et le pain, et n’importe quel vaccin.

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