Photo : Ehimetalor Akhere Unuabona/Unsplash
31 mai 2022

Avoir le courage de nommer les choses

L’auteur est membre de Voix juives indépendantes

Le 11 mai dernier, la journaliste palestino-américaine Shireen Abu Akleh, de la chaîne Al-Jazeera, a été tuée pendant qu’elle couvrait des affrontements en Cisjordanie. Cet homicide perpétré par les forces israéliennes – tout l’indique, malgré les dénégations d’Israël – s’ajoute à une longue liste de violations systématiques des droits humains à l’encontre du peuple palestinien que d’influentes organisations de défense des droits humains qualifient d’apartheid. Comment faire en sorte que le gouvernement canadien en fasse autant ?

Shireen Abu Akleh a été assassinée alors qu’elle était en train de faire un reportage sur les évictions de familles palestiniennes aux mains des forces israéliennes dans la ville de Jénine. Correspondante vedette de la chaîne Al Jazeera et connue pour son engagement dans la cause de la justice et la paix pour le peuple palestinien, elle est ainsi devenue une des plus récentes victimes du régime d’apartheid israélien, à un moment où les provocations israéliennes à la mosquée al-Aqsa à Jérusalem-Est et en Cisjordanie s’intensifiaient. Par ses reportages, Shireen Abu Akleh relatait de manière factuelle les humiliations quotidiennes d’un peuple, l’injustice d’un régime de discrimination légalisée, la brutalité de l’occupation et la violence inouïe des murs, barricades et frontières qui cherchent à fragmenter la Palestine. Elle était cette voix courageuse qui retentissait malgré les multiples tentatives pour la faire taire. Elle n’avait pas peur de nommer les choses telles qu’elles sont. De dire tout haut ce que les gouvernements et la majorité des médias occidentaux refusent d’admettre depuis des décennies : Israël est un État qui pratique et institutionnalise l’apartheid.

Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui codifie l’apartheid, le qualifie de crime contre l’humanité commis « dans le contexte d’un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique d’un groupe racial sur un ou plusieurs autres groupes raciaux et commis dans l’intention de maintenir ce régime. » Or il est évident que la violence, les obstacles à la libre circulation et la dépossession du peuple palestinien à travers la Palestine historique remplit en tous points les critères de cette définition, et ce depuis la Nakhba et le déplacement forcé de centaines de milliers de palestiniennes et palestiniens en 1948.  Aujourd’hui, alors que des organisations de défense de droit de la personne, B’Tselem, Human Rights Watch et Amnistie Internationale, ont eu le courage de qualifier d’apartheid les crimes commis à l’égard du peuple palestinien, le gouvernement canadien préfère jouer à l’autruche.

Un aveuglément volontaire qui a assez duré

Aux antipodes de l’œuvre journalistique de Shireen Abu Akleh, qui exposait sans relâche les pratiques meurtrières de l’État d’Israël, qui serait la « seule démocratie au Moyen-Orient » nous dit-on, nos politiciens et politiciennes au Canada louvoient et tentent constamment de trouver des justifications à des atteintes aux fondements mêmes de nos régimes démocratiques. Nommons, l’égalité devant la loi, l’égalité des chances, la protection contre la discrimination basée sur la religion et l’origine ethnique, pour ne nommer que ces quelques exemples de droits fondamentaux violés par l’État d’Israël.

Pire, depuis plusieurs années, les attaques du gouvernement canadien à l’encontre du mouvement de solidarité avec la Palestine ne cessent de s’intensifier. On peut y voir une réponse à la montée en puissance d’une nouvelle génération de voix palestiniennes et juives, héritières de Shireen Abu Akleh, qui, avec leurs alliés, remettent en cause le « deux poids, deux mesures » réservé à la Palestine.

Au mois de mars 2015, le premier ministre Justin Trudeau lui-même s’en est pris ouvertement aux groupes étudiants de solidarité avec la Palestine à l’Université McGill alors que ces derniers tentaient de faire passer une motion d’appui à la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) qui vise à faire pression sur Israël pour qu’il respecte les droits du peuple palestinien. De plus, Trudeau a qualifié à plusieurs reprises, à tort, le mouvement BDS d’antisémite. Le gouvernement libéral a aussi adopté la définition de l’antisémitisme proposée par l’International Holocaust Remembrance Alliance, qui fait un amalgame très maladroit entre l’antisémitisme et la critique légitime des violations, par l’État israélien, des droits humains du peuple palestinien. Alors que le gouvernement canadien se targue d’être un champion des droits de la personne sur la scène internationale, en Palestine, il appuie l’injustice intenable qu’entraîne le régime d’apartheid mis en place par Israël.

La dissonance cognitive du gouvernement canadien est telle qu’il peut un jour réfuter un rapport d’Amnistie internationale qui condamne l’apartheid israélien et, le lendemain, s’appuyer sur l’analyse de cette même organisation pour critiquer l’agression russe en Ukraine. Le passage du premier ministre dans ce pays ce printemps a d’ailleurs rappelé à quel point la vision des droits défendue par le Canada est à géométrie variable : d’un côté la lutte pour le maintien des droits démocratiques dans le contexte ukrainien mériterait notre appui sans failles ; de l’autre, le peuple palestinien peut vivre sous l’occupation et subir la violence d’État et l’humiliation quotidienne sans qu’on ne dénonce cette injustice outre mesure.

Nouvel élan de solidarité 

Une chose est certaine, le temps de jouer à l’autruche est révolu. Dans la foulée de l’élection de Donald Trump aux États-Unis, de l’attentat contre la synagogue Tree of Life à Pittsburgh et du militantisme d’une nouvelle génération de personnes afrodescendantes à travers le monde au sein du mouvement Black Lives Matter, un nouvel élan de solidarité avec le peuple palestinien prend son envol. Au sein de la communauté juive de la diaspora, la mobilisation pour la paix et la justice en Palestine est d’une ampleur jamais vue depuis la création de l’État d’Israël. Voix juives indépendantes ainsi que ses organisations sœurs aux États-Unis, Jewish Voice for Peace (JVP) et Jews for Racial & Economic Justice (JFREJ), prennent de plus en plus d’importance dans les débats au sein de la communauté. Pour paraphraser les mots d’une jeune militante juive lors de la commémoration de la Nakhba à New York l’année dernière : « Chaque jour où une personne juive ne se lève pas en solidarité avec la cause palestinienne est un jour de trop. » Face au tournant conservateur ayant mis fin à la modernité juive, un phénomène que décrit bien l’éminent spécialiste de l’histoire juive Enzo Traverso[1], on assiste à un nouvel élan du militantisme dans la diaspora juive à travers le monde, et le moteur de cette renaissance est le mouvement de solidarité avec la Palestine.

Lancée par Voix juives indépendantes, la campagne « Ensemble contre l’apartheid » s’inscrit dans cette dynamique afin de sensibiliser le public québécois et canadien au régime discriminatoire et raciste qu’Israël impose au peuple palestinien. Elle vise notamment à outiller ceux et celles qui souhaitent lutter contre cet apartheid plus concrètement en sensibilisant la population et en interpellant les représentants politiques et ce, à tous les paliers de gouvernement. Bien sûr cette campagne s’inscrit dans le sillon de la longue histoire de solidarité avec la lutte contre l’apartheid et pour la justice raciale en Afrique du Sud. Soulignons que pendant des décennies, de nombreuses personnes juives ont soutenu activement cette lutte, certaines y laissant même leur vie, comme Ruth First et son époux Joe Slovo, deux figures emblématiques de ce combat.

Pour Voix juives indépendantes,  cette fière tradition juive, – celle des Léa Roback, Rosa Luxemburg, Ruth First et tant d’autres –, qui met l’universalité de la condition humaine devant l’étroitesse d’esprit nationaliste et le repli identitaire, est une source d’inspiration. Plus que jamais, alors qu’on assiste à la montée pernicieuse des idées d’extrême droite et du nationalisme blanc entre autres fléaux contemporains, il est temps de raviver cette tradition de lutte antiraciste avec comme fer de lance la cause palestinienne.

En raison, entre autres, de l’extraordinaire travail  de la journaliste Shireen Abu Alkeh et de tant d’autres ayant contribué à exposer la réalité du peuple palestinien, plus personne aujourd’hui ne peut douter de la justesse du mot apartheid pour décrire le régime mis en place par l’État israélien pour contrôler tous les aspects de la vie quotidienne des Palestiniennes et des Palestiniens. C’est peut-être justement parce qu’Israël ne s’en cache même plus que ses forces policières se sont permises de commettre la violence inadmissible de charger les porteurs du cercueil de Shireen Abu Alkeh le jour de ses funérailles.

Le gouvernement canadien et l’establishment de la communauté juive du Québec et du Canada peuvent bien poursuivre dans la voie du déni le plus complet et s’acharner sur le mouvement pour la paix et la justice en Palestine; cela ne changera rien aux faits, ni à l’inébranlable solidarité qui croît un peu partout dans le monde avec la cause palestinienne contre l’apartheid israélien.

[1] Voir E. Traverso, La fin de la modernité juive : Histoire d’un tournant conservateur, La Découverte, Paris, 2013.

 

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