Photo : Les Herbes rouges (La poète Huguette Gaulin en 1970) Montage : Relations
17 octobre 2022

Appel à oser l’avenir

L’auteur est chercheur associé au Centre justice et foi. Il a été rédacteur en chef de Relations de 2005 à 2019.

Le raz-de-marée caquiste des dernières élections nous indique que l’insouciance plutôt que le devoir de vigilance guidera les actions politiques au sujet de la réduction des émissions des gaz à effet de serre (GES) au Québec. Quand déciderons-nous enfin d’entendre le cri des poètes nous sommant de ne plus détruire la beauté du monde? 

 

La société québécoise vient d’élire un gouvernement caquiste outrageusement majoritaire. Celui-ci détient 70 % des sièges avec à peine 41 % des voix. Mais le pire n’est même pas cette distorsion de la représentation, si peu démocratique, que rend possible le mode de scrutin actuel, et qu’il faudra bien corriger un jour pour que l’adage « un vote, une voix » cesse d’être risible. Le plus désespérant est qu’un parti sans vision écologique ait pu obtenir une telle adhésion enthousiaste à l’échelle du Québec. Comment interpréter le slogan électoral caquiste « Continuons » autrement que comme une désespérante fuite en avant alors que nous faisons face à une crise sociétale et écologique d’amplitude mondiale, qui frappe déjà violemment à nos portes et qui exige d’ores et déjà un changement de cap radical dans nos manières de produire, de consommer et de vivre ? Comment se fait-il qu’un si grand nombre opte si cavalièrement pour le statu quo et un programme tant en porte-à-faux avec l’urgence de notre temps ? Vous me direz que la Coalition avenir Québec a su agiter l’épouvantail de l’immigration comme danger national à l’adresse des gens inquiets des régions, qui n’en voient pourtant pas l’ombre.  

Néanmoins, il semble trop facile d’imputer à cette basse stratégie l’aveuglement électoral. Je crains qu’il faille suspecter un facteur aggravant du côté des gens eux-mêmes. Ne serions-nous pas en face d’un « peuple de vieux », comme aimait dire Bernanos au sujet de la France de Vichy, qui avait selon lui renié l’esprit d’enfance et d’héroïsme en s’écrasant devant l’occupation allemande, préférant douillettement la sécurité et l’argent, le confort et le conformisme, plutôt qu’oser l’avenir et l’espérance en dépit des risques et des vexations que cela comporte ? Ainsi, des chants de sirènes nous bercent d’illusions – à l’enseigne de ce « Lâchez-moi avec les GES » entonné par un des nouveaux ténors de la CAQ, Bernard Drainville, en l’honneur du projet de troisième lien à Québec, comme si les voitures électriques qui y circuleraient réglaient tout le problème.  

Face à cette médiocrité ambiante, peut-être ne nous reste-t-il comme dernier recours qu’à nous tourner, à l’instar de Bernanos, vers la jeunesse, à qui on fait violence en érigeant ainsi en politique d’État l’insouciance et la lâcheté. Et vers les poètes, ses complices de toujours, en espérant d’eux une insurrection spirituelle.   

« Vous avez détruit la beauté du monde »  

Il y a 50 ans, l’une d’entre eux, la poète Huguette Gaulin, s’immolait par le feu devant l’hôtel de ville de Montréal après avoir crié : « Vous avez détruit la beauté du monde ». Ce furent ses derniers mots ; elle est décédée deux jours plus tard, le 6 juin 1972, à 27 ans. Seul un entrefilet dans les faits divers en fit état. C’est à sa lecture dans le journal que le parolier Luc Plamondon a pu sauver de l’oubli ce cri de douleur, le répercutant jusqu’à maintenant dans ses chansons Un monde est fou (1973) et, surtout, l’Hymne à la beauté du monde (1979). 

En vérité, le cri ultime d’Huguette Gaulin, lâché dans le désert de la ville, faisait écho au cri même de la Terre que bien peu savaient entendre à l’époque. Ne fit-on pas, quelques mois plus tard, la sourde oreille au rapport Meadows, Halte à la croissance, paru en octobre 1972, dans lequel des experts du Club de Rome nous alertaient de l’impasse désastreuse, du point de vue social et écologique, que représentent nos modes de production basés sur la surexploitation des ressources pétrolières et le dogme capitaliste de la croissance infinie – une absurdité dans un monde fini ? On le remisa en effet sur une tablette, l’accusant d’être « inutilement » catastrophique… alors qu’il n’était qu’un aperçu du désastre qui, aujourd’hui, vient vers nous à grandes enjambées de dérèglements climatiques. L’insouciance de la société qui chantait en chœur l’hymne au progrès continuait alors à faire son œuvre.  

Mais maintenant que nous pouvons sans peine constater autour de nous la destruction annoncée de la beauté et de la vie, y assister sans prendre la mesure de l’urgence, sans oser remettre en question notre bien-être individuel, factice – et que peut-il bien signifier dans un monde en ruine ? –, ne serait-ce pas, sinon de la lâcheté, une fuite en avant honteuse ?  

La puissance de la poésie 

Dans un éditorial du Devoir (17 septembre), Robert Dutrisac utilisa le mot « poème », je le crains, au sens qu’il a pour beaucoup de « rêvasserie » et d’« irréel ». Il désignait par là le cadre financier de Québec solidaire, l’opposant au « roman noir » du Parti conservateur. Or, il vaudrait mieux entendre le mot « poème » comme « un coup de poing sur le crâne » (Kafka) qui réveille de notre torpeur. C’est la tâche de poètes essentiels, bien souvent à leur corps défendant, d’asséner de tels coups, bouleversant de fond en comble ce que l’on tient pour vie et qui n’est la plupart du temps qu’une pelure d’habitudes que leurs paroles brûlent comme des scories, laissant à vif la chair et, enfin, le désir de vivre.  

Bien qu’il soit resté lettre morte lorsqu’il fut émis pour la première fois, le cri de Gaulin retentit encore aujourd’hui comme un signe avertissant de la désolation qui vient à grands pas, de séismes, d’ouragans, d’inondations, d’incendies, de sécheresses, de famines, de misères, de pandémies et de guerres. Une tentative désespérée d’éveil de trop nombreux somnambules qui dorment en marchant dans la laideur du monde, tels les marins du mythe grec, voguant vers les écueils, emportés par la voix enjôleuse des sirènes. Le populisme de la CAQ et des conservateurs baigne dans les mêmes eaux. Il joue sur les affects bas. Ceux que nourrit la peur. Et elle est multiple, la peur. Celle d’assumer sa responsabilité devant le désordre du monde. La peur d’être dépouillé de ses illusions. De sortir des chemins battus, devenus ornières. La peur de notre fragilité qui nous livre pieds et mains liées à un présent implacable et qui, fille du mensonge, nous a fait croire à notre toute-puissance et au bonheur des riches, à leurs idoles ensorceleuses, nous vouant à la haine de la nature et de la vie – croyance qui ne subsiste désormais que sur le mode de la fatalité. Comment comprendre autrement ce culte de l’auto solo, symbole d’un monde bitumisé, entraîné sur l’autoroute de la croissance infinie et aveugle à ce qu’elle écrase et enlaidit, fonçant à toute allure dans le mur de la finitude ?  

Ce genre de peur écrase l’âme. Accule au présent comme à un mur de prison. Sans issue. Et les chantres de la résignation y trouvent une voix forte et puissante comme un narcotique. Ce genre de peur ne convainc pas, mais touche la part pusillanime de notre être encline à plier l’échine plutôt qu’à se tenir droite, à combattre ou même à résister à ce qui humilie et avilit. Ne faudrait-il pas se méfier de l’illusion même du progrès, entonnée sur l’air de l’American way of life, dont le populisme caquiste et conservateur vante encore les fausses promesses ? Sortir des termes d’une Modernité enivrée par la puissance de la technique et du rêve mué en cauchemar d’une humanité qui serait devenue maître et possesseur de la nature ?  

La science sans conscience n’est que ruine de l’âme, disait Rabelais dans sa sagesse toute franciscaine, faisant écho à ces mots millénaires de l’Évangile qui n’ont pas perdu un iota de leur actualité : « Que sert à l’être humain de gagner l’univers s’il perd son âme ? » (Marc 8,3). Or, nous savons ce qu’il en coûte de se détourner de la vie, d’avoir bâti un monde sur un fondement précaire, friable, miné dès le départ par l’avidité insatiable du pouvoir et de la richesse, et voué jusqu’à ce que mort s’ensuive à la production et à la consommation déchaînées. 

« Nous avons tué la beauté du monde » : le cri-poème de Gaulin est un appel ultime et tragique en faveur de la vie. Un appel à oser affronter la peur salvatrice de la catastrophe commune qui nous guette, qui a le pouvoir de pousser à agir, d’oser l’impossible pour y échapper. Dire oui à la vie plutôt qu’à la mort ; à la beauté plutôt qu’à la laideur ; à la bonté plutôt qu’à l’avidité. À l’heure des grands défis et de la dernière chance, ce cri pointe vers la reconnaissance de notre fragilité, de la vie comme un don qu’il faut chérir et dont il faut prendre soin – et vers la reconnaissance que la Terre, dont nous sommes pétris, est sacrée. Comment ne résonnerait-il pas aujourd’hui comme un sursaut social, le prélude d’un programme politique pour habiter humainement – poétiquement – le monde ?  

 

Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend