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L’apparition de la COVID-19 et sa diffusion extraordinairement rapide (d’abord épidémie, puis pandémie) viennent changer complètement la perception que nous avons de nous-mêmes et de notre société. En quelques semaines, nos points de référence ont été bouleversés, ce qui engendre nécessairement de la peur, de l’angoisse, de la colère et tutti quanti. Inconsciemment, nous cherchons un ou des coupables. Beaucoup disent : la société ne sera plus la même, ce qui soulève l’angoisse de l’inconnu. Ce sentiment risque d’être illusoire si nous n’acceptons pas de nous remettre vraiment en cause. Lors de la crise financière mondiale de 2008, loin de corriger la dérive financière qui était à l’origine de la crise, on a accéléré le mouvement en ce sens.
Au cours de ma carrière de commissaire au BAPE et à l’Office de consultation publique de Montréal, j’ai souvent eu la tâche de diriger des débats sur la gestion du risque. J’ai aussi dirigé un groupe de travail entre le ministère de la Santé et celui de l’Environnement sur le risque acceptable. J’ai également été membre du Conseil d’administration de l’Institut national de santé publique. Je suis aussi l’auteur d’un livre sur l’éthique de la gestion du risque (Gérer le risque, vaincre la peur, Montréal, Bellarmin, 1996). À partir de mon expérience, j’ose proposer quelques pistes de réflexion, et ce modestement, sachant que le dossier est en constante évolution.
Une société sur « pause »
Tous nous avons connu des moments où la société a semblé s’arrêter : une tempête de neige (quel bonheur), la tempête de verglas, des grèves spectaculaires, la crise d’octobre, des accidents nucléaires, le 09/11, des inondations, des pannes majeures d’électricité. Mais, chaque fois, il s’agissait d’événements ponctuels, circonscrits et relativement courts. Je n’avais jamais pensé qu’on aurait pu mettre la société entière sur pause à l’échelle mondiale. Ici même, comment imaginer la fermeture des écoles, des universités, des commerces, de la construction, du secteur industriel, des bureaux, de tout sauf les services dits essentiels. Je n’ai jamais pensé que le sport puisse être arrêté, ni le théâtre, ni les spectacles, ni même les shows à la télé. On a même fermé les épiceries le dimanche, ce qui nous ramène aux débats des années 1980. Cela ici, ailleurs au Canada, en Europe, en Asie, aux États-Unis, bien que là, ça renâcle beaucoup. Je n’aurais jamais pensé qu’on puisse atteindre en si peu de temps un tel consensus social sur tant d’enjeux différents. D’habitude, les controverses sont d’autant plus vives que l’angoisse est plus grande.
L’heuristique de la peur
Ce qui a permis cette unanimité et cette docilité si rapide, c’est d’abord le prestige de l’OMS, mais surtout la mise en œuvre de l’heuristique de la peur. Les images catastrophiques de la Chine, puis celles de l’Europe débordée (Italie, Espagne, France) montrant des mourants, des civières encombrant les rues, des hôpitaux débordés, des camps de fortune, images diffusées en boucles et reprises à l’infini : tout cela nous a plongés dans une peur sombre et globale à peine imaginable. La semaine du 11 mars 2020, je donnais à Nicolet des conférences au moment où la COVID-19 menaçait déjà, mais on s’inquiétait surtout des voyageurs. Quelques jours plus tard, tous mes autres engagements (et ils étaient nombreux) se sont effondrés jusqu’à septembre, pour l’instant. Nous voilà donc mis en chômage. Ce n’est ni congé ni vacances, mais un état léthargique non voulu. On nous change notre cadre de vie. Pour la plupart, la première grande angoisse est celle de l’argent, puisque bien des gens n’ont pas ou assez d’économie pour faire face à des dépenses immédiates, ce qui veut dire que l’arrêt de travail, la mise au chômage ou la cessation d’emploi est catastrophique pour eux. Mais l’État (provincial et fédéral) a été d’une générosité extraordinaire. Sans cet argent, le spectre de la famine aurait surgi et les gens auraient pillé les entrepôts. Aux États-Unis, le marché des armes a fait un bond spectaculaire (l’arme est pour les Étasuniens un symbole de sécurité). Ici, j’ai été étonné de voir à quel point le réseau alimentaire était solide. La seule panique visible a concerné le papier hygiénique, à croire que la panique des gens s’exprime étrangement. Mais il y a eu, et il y a encore, panique dans le réseau hospitalier, notamment à propos des masques et des médicaments et on découvrira sans doute des détournements, de la fraude, des trafics au plan local comme au plan international.
Au fond, l’herméneutique de la peur a très bien fonctionné (du moins à court terme) : on se méfie d’abord du voyageur, de l’étranger (fermer les frontières), et même du prochain (deux mètres, regroupements interdits, fermeture des lieux publics). Il y a des inconvénients, mais règle générale les gens ont obéi. Mais quand cette phase sera terminée, la peur s’estompera et la colère grondera peut-être. Les tensions sont à fleur de peau : les manques d’équipement, les masques désuets, les promesses non tenues, l’inégalité assez scandaleuse des salaires, les tensions public-privé, l’état lamentable des CHSLD. Le débat s’annonce déjà très vif sur le déconfinement, car on a tellement convaincu les gens de s’isoler qu’il devient scandaleux de les remettre rapidement au travail avec des contacts normaux. C’est très confondant d’autant plus que le concept d’immunisation communautaire, mis de l’avant par monsieur Arruda, ne semble pas tenir la route.
Gérer dans l’incertitude
Nos dirigeants utilisent volontiers la symbolique de la guerre. La guerre exige un effort total, tous les efforts, jusqu’au sacrifice de sa vie. Un des problèmes, c’est que l’on ne connaît pas bien l’ennemi. C’est un coronavirus. D’où vient-il ? On parle d’un animal sauvage vendu dans les marchés publics en Chine, le pangolin, qui aurait agi comme hôte de la maladie. Mais une rumeur laisse entendre que le virus circulait déjà ailleurs en Asie ou en Afrique. Une autre thèse fait porter le soupçon sur une défaillance technique survenue dans un laboratoire chinois à haut risque : les mesures de sécurité auraient été insuffisantes. C’est toujours la vielle idée que l’on rencontre constamment en gestion de risque : il doit y avoir un coupable.
La variante actuelle du coronavirus en question semble nouvelle et nous ne disposons ni de remèdes adéquats, ni moins encore de vaccin. Pour trouver un remède, un délai raisonnable pourrait être six mois (huit pour la mise en opération) mais pour un vaccin on parle de 18 à 24 mois. Pour une gestion de crise, c’est très lourd. L’humanité a toujours été menacée par des virus et des épidémies, mais les épidémies ne se ressemblent pas. Par exemple, la variole frappait principalement les enfants. La COVID-19 semble atteindre en priorité les personnes âgées. Pour les adultes, elle serait comme une grippe, avec des risques accrus pour les personnes obèses et les diabétiques. Pour les enfants, ce serait quasi inoffensif. Cette thèse est-elle prouvée ? Pas encore. Est-elle quasi certaine ? Très probable, simplement probable, voire plausible. Si vous avez trente ans et que vous devez travailler dans une CHSLD fortement contaminé, quel est votre sentiment ? Si vous avez un enfant et qu’il doit retourner en classe, quel est votre niveau de confiance ? La science est une chose et, ici, la science est encore bien rudimentaire. La confiance, c’est autre chose. Qui croirez-vous : le directeur de l’OMS, un panel d’experts, un expert marginal, un journaliste hypercritique, un avis anonyme sur Facebook ?
La stratégie mise en œuvre par le Québec copie largement les stratégies utilisées ailleurs notamment en Allemagne, et suggérées par l’OMS. D’abord le contrôle des voyageurs venant des zones infestées (la Chine, le Corée, puis l’Italie, la France…) puisque la COVID-19 vient d’ailleurs. Mais la COVID-19 étant contagieuse avant l’apparition des symptômes, le contrôle des arrivants a été très déficient, les directives n’étant pas claires et les compagnies aériennes montrant peu de zèle dans la vérification. Une fois la COVID-19 implantée ici, le défi était d’isoler les gens le plus possible. C’est le confinement. En Italie, en France, en Espagne, le système hospitalier a été incapable de faire face à la pandémie. Il a été débordé. De son côté, le Québec s’est empressé de libérer des places dans les hôpitaux (jusqu’à 6000), mais la vague attendue n’est pas venue. Au début, les hôpitaux ont été sous-occupés alors que depuis plusieurs années les urgences sont toujours débordées. Surprise, c’est le réseau des personnes âgées elles-mêmes (la cible prioritaire de la COVID-19) qui a d’abord été débordé : les CHLSD, les ressources intermédiaires, les résidences. On invoque maintenant la pandémie dans la pandémie et cela ressemble à une hécatombe car les ressources humaines sont insuffisantes, mal encadrées, mal réparées, mal payées. Le premier ministre Legault lance de véritables cris de détresse.
On nous a expliqué plusieurs fois et de diverses manières la théorie derrière cette stratégie. D’abord empêcher le débordement, voire l’effondrement du réseau hospitalier. Au début, l’épidémie est en progression rapide. Après un certain temps, on atteindrait un sommet (peak, devenu pic) puis une lente descente de la courbe. La théorie repose sur un modèle mathématique de diffusion : quand une majorité de gens ont été en contact, le virus ne trouve plus ses cibles et régresse. On a aussi signalé qu’à l’usure le virus perd de sa force. La thèse suggère aussi qu’à mesure que l’épidémie se répand les gens exposés développent une résistance au virus. C’est ce que l’on appelle l’immunité communautaire. Mais ce phénomène n’est pas constant dans toutes les épidémies et pour la COVIC-19 on ne sait pas si l’argument est valable. Monsieur Legault dit n’avoir pas tenu compte de cet argument dans sa décision d’amorcer le déconfinement.
À peu près tous les commentateurs estiment jusqu’à présent que la stratégie adoptée était la meilleure, pour ne pas dire la seule possible. On peut se demander toutefois si en adoptant le modèle commun on a suffisamment tenu compte des spécificités québécoises. Il y a une plus grande proportion de personnes âgées au Québec qu’ailleurs au Canada. À l’émission Découverte, Charles Tisseyre a parlé d’une recherche en Italie qui tend à montrer que le système hospitalier italien a été débordé parce qu’une large proportion des personnes âgées vivent encore dans leur famille. La contamination communautaire (notamment avec les enfants) les aurait frappé de plein fouet. Au Québec, au contraire, le taux d’institutionnalisation – CHSLD, Résidences intermédiaires (RI) et les résidences pour aînés (RPA) – des personnes âgées semble très élevé. J’ai vu une statistique qui parlait de 18 % au Québec contre 6% ailleurs au Canada. Le confinement a très bien fonctionné, les hôpitaux ont des lits disponibles. Mais le virus est entré par le maillon faible du système, les CHSLD, les RI, les RPA dotés souvent d’un personnel insuffisant parfois mal payé et circulant d’un établissement à l’autre. Actuellement le défi n’est pas de blâmer qui que ce soit, mais l’après-crise risque d’être difficile pour certains. Les années libérales ont probablement fragilisé la société.
Un autre aspect de la question de la gestion dans l’incertitude va tourner sans doute beaucoup autour du port du masque. D’abord, il y a le port du masque pour les intervenants en santé, le masque intégral (N 95) et le masque allégé. Il y a manifestement une différence d’opinion entre les administrateurs qui suivent des normes et des critères et les intervenants soumis au stress, à la peur ou à des situations non prévues par les directives. Il faudrait un livre entier sur cette question. Il me semble toutefois qu’en cas de risque pour le personnel, le principe de précaution doit pencher du côté d’un surplus de protection plutôt que d’un minimum de protection. Il y a certes un coût à cela, mais on a trouvé bien des milliards de dollars pour d’autres aspects de la crise. Par ailleurs, il convient de rappeler que le risque zéro n’existe pas. On ne pourra jamais prouver qu’un masque ou une mesure de protection est à 100 % sûr. On ne peut en science faire de démonstration négative.
La question du port du masque en public va soulever un débat sans fin et une tension entre la perception du risque et les mesures scientifiques de protection. Le masque peut avoir deux effets positifs : se protéger des autres, protéger les autres de soi. Monsieur Arruda qui n’est manifestement pas très favorable au port du masque (et qui préfère la distance de deux mètres et le lavage des mains) affirme que le masque n’est pas une mesure adéquate de protection personnelle : son installation demande du soin, le masque doit être bien fait, son porteur ne doit pas se toucher le visage et doit éviter d’enlever et de mettre son masque constamment. Le masque bloque la bonne respiration et risque d’enfermer son porteur dans ses propres effluves. Bref, le masque ne protège pas vraiment, mais il procure à la personne un sentiment de protection (perception du risque).
En Chine, au Japon, en Asie les gens portent le masque et l’Europe s’aligne aussi sur les mêmes décisions. La vraie raison du port du masque n’est pas de se protéger mais de protéger autrui. Quand je suis dans une situation de proximité avec un autre, je dois prendre des mesures pour le protéger de moi puisque je puis être à risque sans même le savoir. Y a-t-il des données scientifiques sur l’efficacité du masque personnel à l’égard d’autrui ? Quand quelqu’un tousse ou postillonne dans son masque, quelle proportion reste dans son masque, quelle proportion s’échappe ? Ce qui reste au masque est-il à risque pour les autres par la contamination de l’air commun ? Mais il demeure évident que quand je porte un masque pour protéger les autres contre mes propres virus, je témoigne de ma solidarité sociale. Ici encore la perception semble prévaloir sur le risque.
Legault, Trudeau, Cuomo, Trump et les autres
Monsieur Legault est monté au front dès les premières heures, donnant l’information, expliquant la stratégie et les objectifs, sollicitant la réponse des citoyens. En termes de communication en situation de crise, il a performé d’une manière extraordinaire, toujours souriant, parlant lentement et clairement sans jamais s’impatienter. Il remercie et félicite. Il fait confiance à ceux et celles qui l‘accompagnent. Il porte attention aux héros du jour. Il offre ses condoléances aux parents des défunts. Il fait peu d’apologétique, n’attaque pas en général ses adversaires et parle de collaboration avec les autres même quand on sent des divergences. Il a reconnu avoir fait certaines erreurs, qualité rarissime chez les politiciens. Quelques bourdes : négocier des hausses de salaires aux bénéficiaires en attaquant le front commun, s’en prendre directement à la présidente des médecins spécialistes. Bref, il se conduit en bon père de famille, un tantinet paternaliste mais sécurisant et optimiste. Ses adjoints l’appuient bien et connaissent en général leurs dossiers. Monsieur Arruda est souriant et sympathique, mais il veut trop parler et répond rarement à la question posée. Il s’empresse de dévier du sujet pour redire ses dadas. À la longue, cela pourrait lui nuire. Madame McCann, quant à elle, paraît solide, mais elle donne l’impression d’être très mal informée de ce qui se passe réellement sur le terrain. La structure sous elle est trop lourde et semble lui susurrer à l’oreille : tout va très bien, madame la marquise. Le réseau qu’elle dirige fait penser à un fouillis où il semble y avoir beaucoup de rivalités et de batailles de petits boss.
Monsieur Trudeau me semble un piètre communicateur, mais il a le courage de se présenter. Il fait moins confiance à ses adjoints. Son habileté consiste à offrir chaque jour de nouvelles subventions : la cascade n’en finit pas. Il répond rarement à une question : il l’élude. « Nous avons déjà fait telle chose. Dans les jours à venir, nous continuerons nos efforts pour offrir à tous les Canadiens… » De la guimauve. Je pense qu’il est plus habile en anglais qu’en français. Toutefois, il semble avoir bien manœuvré avec son voisin du Sud pour la gestion des frontières et la circulation des biens et services. Madame Tan, la scientifique du fédéral est l’antithèse de monsieur Arruda. Elle a eu le courage de dire clairement que lutter contre le COVID-19 ne se résume pas à de la distanciation physique ou au port d’un masque, mais demande de lutter contre les inégalités sociales. Elle a de la vision, et sa remarque sur les dimensions sociales visait probablement monsieur Trump.
Autant monsieur Legault est cool, autant monsieur Andrew Cuomo, le gouverneur de New-York est hot. Un communicateur enflammé, convaincu, solide, voué à ses commettants, souffrant visiblement avec ceux qui souffrent et totalement voué à sa cause.
Quant à monsieur Trump, il est égal à lui-même, se dit et se contredit, ment, triche. Il accuse les autres à l’infini : les Chinois, les Allemands, l’OMS. D’ailleurs, il ne tolère aucune organisation internationale. En termes malthusiens, on pourrait dire que la COVID-19 lui rend service : ceux qui meurent, ce sont les vieux et surtout les pauvres et les noirs. La société s’en trouve purifiée. Il s’affirme ouvertement contre le confinement, ce qui va contre le sentiment médical quasi universel et flatte les leaders spirituels évangélistes, qui semblent croire que Dieu va tout régler, de la COVID-19 à la crise climatique. Ou que si cela ne se règle pas, c’est la volonté divine. Au fond, monsieur Trump n’agit pas d’abord en homme d’État : il ne parle qu’à sa base et vise sa réélection.
Les leçons de l’histoire : la grande peste (1347-1350)
Les épidémies sont partie intégrante de l’histoire de l’humanité. L’être humain est un être biologique soumis aux aléas de la vie biologique. Il est entouré de partenaires, d’adversaires, de prédateurs, de collaborateurs, de parasites. À la base de la vie, il y a des bactéries, les unes favorables, d’autres défavorables à l’être humain, certaines causant des maladies bénignes ou graves. Les épidémies sont fréquentes, mais notre génération a comme oublié ce fait à cause de la vaccination. Par exemple, malgré les alertes comme le virus Ébola, le SIDA, le SRAS, la grippe H1N1, nous finissons par penser que c’est de l’histoire ancienne, que cela n’existe plus. Quand j’étais jeune (j’ai 82 ans), nous connaissions très bien les maladies d’enfance, la rougeole, la coqueluche, la varicelle dont la persistance dans l’organisme peut donner le zona. Durant ma jeunesse, la tuberculose était endémique et, certains étés, la poliomyélite frappait les enfants. Mon père (né en 1898) avait gardé des souvenirs terrifiants de la grippe espagnole (40 à 50 millions de morts dans le monde, 500 000 cas au Canada dont 55 000 décès). La grippe espagnole tuait surtout des adultes.
Dans l’histoire de l’Occident, l’épidémie de référence est la peste noire (1347-1350). La peste est un terme assez général qui peut désigner plusieurs variantes d’une maladie, mais la peste de 1347-1350 fut d’une virulence extrême. En un peu plus de deux ans, elle a ravagé l’Europe tuant, variablement selon les régions, 50 %, même 75 % des populations. Ce fut horrible. Dans son grand ouvrage La peur en Occident (Fayard, 1978), l’historien Jean Delumeau a montré que cette catastrophe a instauré en Europe une culture de la peur. « Si choquée fût-elle, une population frappée par la peste cherchait à s’expliquer l’attaque dont elle était victime. Trouver les causes du mal, c’est recréer un cadre sécurisant, reconstituer une cohérence de laquelle sortira logiquement l’indication des remèdes. Or trois explications étaient formulées autrefois pour rendre compte des pestes ; l’une par les savants, l’autre par la foule anonyme, la troisième à la fois par la foule et par l’Église. La première attribuait l’épidémie à la corruption de l’air, elle-même provoquée soit par des phénomènes célestes […], soit par différentes émanations putrides, soit par les deux ensembles. La seconde était une accusation : des semeurs de contagion répandaient volontairement la maladie ; il fallait les rechercher et les punir. La troisième assurait que Dieu, irrité par les péchés d’une population tout entière avait décidé de se venger : il convenait donc de l’apaiser en faisant pénitence » (p. 171). Delumeau montre comment cette obsession de la peur a durci la société et diffusé une conception pessimiste de la vie.
La recherche de coupables a conduit à identifier tout ce qui menace l’ordre de la société : l’étranger, le migrant, le juif, la femme, l’incroyant, la sorcière. L’Inquisition structurera la recherche des déviants. La pastorale insistera sur le péché et la culpabilisation. Au fond, face à l’horreur du temps, le système a multiplié et durci ses contrôles et pratiqué intensément l’heuristique de la peur. (Voir aussi J. Ruffié et J.C. Sournia, Les épidémies dans l’histoire de l’homme, Paris, Flammarion, 1984).
Leçon d’histoire : la variole à Montréal (1895)
Le Québec a connu sa large part d’épidémies, notamment le typhus (transmis par le pou) et le choléra (surtout attribuable à la pollution de l’eau). En 1895, Montréal a connu une énorme épidémie de variole ou petite vérole (la grande vérole est la syphilis), ou encore « picote ». Le 28 février 1895, un voyageur ayant séjourné à Chicago est déclaré malade à la gare Bonaventure (Grand Tronc) et le médecin qui lui rend visite diagnostique la variole. Il existait à Montréal un hôpital pour varioleux, mais il avait été fermé faute de cas. Le médecin conduit le malade à l’Hôpital général, hôpital anglophone qui refuse le malade, mais l’accepte pour une nuit dans une chambre isolée. Le lendemain, le malade est transféré à l’Hôtel-Dieu, francophone, sans toutefois que l’on révèle la nature de la maladie. Et la contagion a commencé.
Dans le temps de le dire, l’épidémie se répand partout à Montréal (la ville elle-même et les villes avoisinantes sur l’île), surtout dans les quartiers francophones pauvres et particulièrement insalubres. À cette époque, il existait depuis peu un vaccin contre la variole, vaccin qui fut controversé, d’une part, parce qu’un stock contaminé a été utilisé pendant un certain temps et, d’autre part, parce que des concurrents dénonçaient le vaccin pour promouvoir la vente de remèdes miracles. Comme la variole sévissait surtout chez les francophones, le clivage racial s’est vite accentué. Les opposants à la vaccination disaient que la cause de l’épidémie était l’absence d’hygiène et qu’en conséquence les francophones avaient ce qu’ils méritaient. Les tenants de la vaccination demandaient de rendre la vaccination obligatoire, ce qui a été perçu par les francophones comme une intrusion de l’État dans leur vie privée. La variole frappait surtout les enfants et les mères refusaient que l’on vienne leur ravir leurs enfants dans leur maison pour les conduire à l’hôpital. Il y eut des émeutes et l’on fit venir l’armée.
Les chiffres sur cette épidémie restent sujets à caution. Mais sur une population totale de 167 501 habitants, on parle de 3234 décès, donc environ 2 % de la population. Une autre compilation fait état de 3153 morts dont 2884 Canadiens-français (91 %). Chez les Canadiens-français, 66 % des défunts sont des enfants de 5 ans et moins. (Voir Michael Bliss, Montréal au temps du grand fléau, Montréal, Libre Expression, 1993)
Les vieux en prison
La grippe espagnole menaçait les adultes, la variole les enfants. La COVID-19 menace les vieux. Pour les protéger, on les isole, leur interdisant de sortir, de se visiter, de recevoir de la visite. Cela vaut dans les hôpitaux et les CHSLD, mais aussi dans les résidences intermédiaires et les résidences pour aînés. Monsieur Legault a insisté souvent l’importance et la contribution des aînés et sur nos devoirs à leur égard. Mais le discours est en porte à faux. La génération des adultes actuels a délaissé les aînés. C’est pourquoi il y en a tant dans les résidences spécialisées, véritable monde des vieux. La ministre Marguerite Blais, dans un moment d’impatience, disait qu’à peine 10 % des enfants vont voir régulièrement leurs parents. Bien sûr, on a vu à la télé des adultes souffrir de voir leurs parents dans des situations désespérées, mais cette douleur n’est pas généralisée. Déjà Jacques Grand’Maison avait diagnostiqué cette rupture des générations lors de la Révolution tranquille.
C’est ainsi que dans des résidences d’aînés, on voit des personnes seules, payant souvent de 2000$ à 5000 $ par mois et même davantage, enfermées dans leur appartement (1,5 pièce, 2 pièces), sans droit de sortir ni de recevoir personne parce qu’il y a la COVID-19. Si vous prenez le repas de la résidence, on vient le porter devant votre porte. Une de mes sœurs, âgée de 93 ans, m’a dit qu’elle peut faire venir un commande d’épicerie. Mais elle doit acheter pour au moins 75 $. Elle épluche la circulaire. Comme dit une de mes nièces, dont la mère a 90 ans : « Mon oncle, c’est pire qu’en prison, parce que là on peut aller marcher dans le préau. » Je sais que c’est pour leur bien, et que ce n’est que pour un temps (le temps d’un vaccin ?). Heureusement qu’il reste le téléphone et parfois Skype.
Quant aux personnes âgées qui ne sont pas encore en institution, nous manquons de données. J’espère que leurs petits-enfants de retour de l’école ne passeront pas les voir en cachette.
La COVID-19 est particulièrement dure pour les personnes âgées. Mais la crise révèle plus qu’une fragilité médicale ; elle dévoile une mise à l’écart. Pour faire société, il faut se voir et se parler. Les aînés sont hors-jeu. C’est la faute, je pense, d’un monde devenu si technocratique que l’humain n’a plus d’importance.
La société de l’après COVID-19
On a beaucoup discuté, il y a quelques années, de l’opportunité d’instaurer une allocation universelle, ou allocation de citoyenneté qui remplacerait notre système d’aide sociale. Avec la COVID-19, on dirait que cela vient d’arriver. La mise sur pause a fait disparaître des milliers d’emplois et mis au chômage des milliers de travailleurs et travailleuses qui, du jour au lendemain, n’ont plus de revenus. Inimaginable ! Or, les gens n’ont en général aucune réserve sont endettés. Sans l’aide immédiate de l’État, les banques alimentaires auraient été encore plus sollicitées et débordées qu’elles ne le sont déjà. Il se serait aussi produit des désordres sociaux majeurs : épiceries et entrepôts pris d’assaut, vols, assassinats, répressions policières, émeutes, violences, dépressions, suicides.
Comment l’État a-t-il pu réagir si vite et si énergiquement ? Évidemment ou bien il faisait cela, ou il ne faisait rien, n’imposait pas la pause et laissait faire la pandémie. Il y aurait eu beaucoup plus de morts, ce à quoi nos sociétés ne veulent plus se résigner, comme à d’autres époques. Voilà une leçon contre le néolibéralisme et le libertarianisme qui dévalorisent les instances politiques : nous avons besoin d’un État, qui remplit son rôle politique, et n’est pas une simple courroie du marché.
Mais qui paiera la facture ? Par je ne sais quel paradoxe, la bourse ne s’écroule pas, les valeurs restent hautes, ce qui permet de soupçonner que les riches demeurent confiants, voire convaincus qu’ils auront une joyeuse revanche. C’est le schéma de 2008. C’est à mon sens irréaliste, car la crise risque de durer deux ans (jusqu’au vaccin ?) et qu’il y aura des séquelles sur un temps beaucoup plus long. Il faut donc penser à une baisse importante du niveau de vie, ce qui ne veut pas dire baisse de la qualité de la vie.
Dans les mois qui viennent, nous devrons réfléchir sur le bonheur, sur la simplicité de vie, sur la relation au temps. Un an sans sports professionnels, quel luxe ! Du temps pour réapprendre à cuisiner et à manger ensemble à la maison, c’est pas mal. On voit même déjà des gens s’acheter des poules pour avoir des œufs frais ! Le monde du travail sera nécessairement transformé : les locaux, le télétravail, les horaires, les transports. Dans le centre d’achat devant chez moi, le parking était vide et j’ai vu plein de parents venir jouer au ballon avec leurs enfants. Un parking devenu terrain de jeu ! Et perdre du temps avec ses enfants ! Pas mal.
Monsieur Legault a évoqué à plusieurs reprises la fragilité alimentaire du Québec et sa dépendance à l’égard des États-Unis et du marché international. Sous l’ère Trump, qui risque de se prolonger, les États-Unis ne sont plus du tout un partenaire fiable ni pour l’importation ni pour l’exportation. Trump peut aussi bien fermer la frontière avec le Canada pour des motifs que lui seul connaît que décider que la frontière n’existe pas et que les biens du continent sont propriété des Américains, par exemple : l’eau des Grands Lacs. Au-delà des États-Unis, la crise fait apparaître la fragilité de la mondialisation et également sa dangerosité. En cas de crise personne n’est tout à fait fiable et bien des commandes sont déviées de leur destination.
Pour l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les frontières sont de trop, car la seule réalité importante, c’est le marché. Or, il suffit d’un simple virus pour faire apparaître l’importance du substrat des sociétés humaines, l’originalité de leurs systèmes de santé et d’éducation, leurs réseaux, leurs cultures. En écologie, il est important que l’écosystème global repose sur une multitude d’écosystèmes de plus petite échelle et sur ce que l’on appelle des habitats. Tous les peuplements forestiers ne sont pas identiques : une érablière diffère d’une pinède, d’une bétulaie, d’une cédrière, mais chacune a son équilibre et comprend à la fois des espèces dominantes et d’autres espèces complémentaires. Plus largement, pensons à la taïga et à la toundra qui n’ont pas de frontières nettes, mais qui néanmoins occupent différemment le territoire. Vouloir uniformiser la terre serait la tuer. Vouloir uniformiser l’humanité aussi ; qu’on le fasse au nom du commerce, de l’informatique, de l’empire américain déclinant ou de l’empire chinois conquérant n’importe guère.
COVID-19 et environnement
Certains observateurs font un lien entre l’apparition de la COVID-19 et la détérioration de l’environnement. Ce lien ne me paraît pas évident, mais peut-être que des recherches ultérieures éclaireront la question Dans l’histoire, d’autres causes ont entraîné des épidémies, l’arrivée de la peste en Europe au XIVe siècle étant un exemple célèbre. La peste est causée par le bacille de Yersin et il est transmis à l’être humain par le puceron du rat. Mais le rat n’est pas affecté par la peste. Il en est le vecteur. Il y a, on l’oublie trop, une circulation des maladies de l’humain à l’animal et de l’animal à l’humain. On appelle cela des zoonoses, comme la tuberculose, la rage, la brucellose. La peste existait déjà depuis longtemps. L’épidémie du Moyen-Âge a pour cause la guerre. La peste avait décimé l’armée du khan Djani Bek. Obligé de lever le siège de la ville de Caffa, il catapulta le corps de quelques pestiférés de son camp par-dessus la muraille de la ville. La guerre prit fin et la ville a pu reprendre son commerce avec l’Europe. Mais elle était déjà contaminée.
Avec la mondialisation et la circulation intensive, il est très vraisemblable que d’autres épidémies à caractère local, en fait, à l’état endémique dans certaines populations, deviennent des pandémies. On a vu ce phénomène lors de la « découverte » des Amériques. Ici, l’arrivée des Français a causé la mort de 90 % de la nation huronne, par la propagation de la tuberculose, alors que des nations amérindiennes moins en contact avec les Européens ont mieux résisté à l’infestation.
Est-ce que de nouvelles épidémies comme celles du SRAS, de l’Ébola, de la COVID-19 sont le résultat de l’apparition de nouveaux virus par mutation comme le sont les grippes ordinaires, à la différence toutefois que ces virus seraient beaucoup plus nocifs que les virus existants ? Y aurait-il à cela des causes proprement écologiques ? Faut-il évoquer en ce cas une défense de la Terre contre l’infestation de l’être humain, une réaction immunitaire de la Terre elle-même ? Cela nous ramènerait à la thèse de Lovelock sur Gaia : la Terre est un organisme vivant et se défend contre le virus humain en train de tout détruire. C’est à peu près la thèse de la punition évoquée par l’historien Jean Delumeau.
Mais il est bien possible que certains virus que nous découvrons et que nous pensons nouveaux existent déjà dans la nature et dans certains milieux à l’état endémique. L’ouverture constante de tous les milieux et la mondialisation galopante peuvent donc amener la dispersion de nouveaux pathogènes de plantes ou d’animaux dans des environnements incapables de leur résister. Ce fut le cas de l’introduction volontaire du lapin de garenne en Australie au milieu du XIXe siècle. Douze couples auront suffi pour provoquer des bouleversements irréversibles de la flore indigène, de la faune marsupiale et de l’agriculture. Actuellement, dans nos milieux, on sait que bon nombre d’espèces dites envahissantes provoquent des changements majeurs dans les écosystèmes d’accueil. Pensons à l’introduction accidentelle de la moule zébrée dans les Grands Lacs, il y a une trentaine d’années, qui a provoqué un profond remaniement de la chaîne alimentaire dans plusieurs de ces lacs en concentrant dans leurs fonds la production biologique parfois répartie sur l’ensemble de la colonne d’eau. Une fois installée dans une région, l’agrile du frêne, identifié pour la première fois en Amérique du Nord, il y a moins de 20 ans, détruit généralement 99 % des frênes en 8 à 10 ans. Des millions de frênes, appartenant à plusieurs espèces sont ainsi disparus des forêts naturelles et des paysages urbains nord-américains. Et le processus se poursuit. Bref, les bouleversements si rapides que nous imposons au milieu écologique peuvent poser des risques majeurs. Pouvons-nous nous payer une pandémie à tous les cinq ou dix ans ? Poser la question, c’est y répondre.
D’une manière plus large, pour la santé humaine, la crise écologique qui se profile est plus inquiétante qu’une pandémie. Une pandémie tue, parfois peu, parfois beaucoup, mais elle passe. Or, la crise écologique est là pour durer, elle n’est pas là pour deux ou trois ans, mais pour au moins plusieurs générations. Et ses effets sur l’environnement, la santé humaine, l’organisation sociale et l’économie ne peuvent se mesurer au quotidien. Ils ne font pas non plus l’objet d’un point de presse journalier. Je pense à l’utilisation intensive des produits chimiques dans la production agricole et à la généralisation des OGM. Cette ingénierie agressive a pour présupposé que nous connaissons et dominons parfaitement la nature et ses processus. Or, la nature se dévoile toujours plus complexe que ce que nos modèles prédictifs prétendent saisir. Si le réchauffement climatique annoncé se réalise (en 2030 ou 2040) et que, lors des canicules, la température de grandes mégalopoles (10 à 15 millions d’habitants) monte à 45 degrés Celsius, c’est-à-dire au-delà de la résistance humaine, qui mettra la société sur pause et qui ira prendre soin des malades et où pourrons-nous trouver des maisons de fraîcheur ? Quand les gens se sauveront de la ville pour aller en forêt ou à la montagne et profiter d’un peu d’air frais, que feront les propriétaires de villas ?
Il est bien possible que la COVID-19 soit un mal pour un bien. Elle nous oblige déjà à nous poser des tas de questions que nous savions pertinentes, mais que nous voulions ne pas ni envisager ni entendre. À suivre donc.
André Beauchamp, est chercheur associé au Centre justice et foi.