20 février 2020

Mémoire du Centre justice et foi présenté au Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur dans le cadre des consultations sur le programme d’études Éthique et culture religieuse

Présentation du Centre justice et foi 

Le Centre justice et foi (CJF) est un centre d’analyse sociale qui pose un regard critique sur les structures sociopolitiques, économiques, culturelles et religieuses de notre époque. Fondé en 1983, le CJF est encore aujourd’hui une œuvre reconnue et financée par les Jésuites du Canada. Il participe à la construction d’une société fondée sur la justice. Un parti pris pour les personnes exclues est au cœur de son analyse. Le CJF fait donc la promotion d’une citoyenneté active, travaille à la construction d’une société accueillante pour les personnes immigrantes et dénonce les injustices qui entravent leur processus d’intégration sociale. Le CJF fait sienne l’analyse féministe qui critique les inégalités, la discrimination et la violence au sein de la société, des Églises et des diverses traditions religieuses. Il s’intéresse particulièrement aux questions inédites que le pluralisme croissant pose à l’identité nationale et aux enjeux du vivre-ensemble.

Cette mission se déploie par le biais de trois composantes : d’abord par Relations, une revue d’analyse sociale, politique et religieuse; ensuite par le secteur Vivre ensemble, qui développe une expertise sur les enjeux de l’immigration, de la protection des réfugiés ainsi que sur le pluralisme culturel et religieux. Et enfin par ses différentes activités publiques favorisant la sensibilisation, l’information et le débat démocratique autour de questions d’actualité.

 

Introduction

Ce mémoire a pour objet d’alerter le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, sur les nombreuses réserves que les membres du CJF soulèvent à l’égard de son intention de revoir à la baisse, sinon d’abolir le volet « culture religieuse » du programme d’Éthique et culture religieuse (ECR). Les conséquences néfastes de ce retrait seraient nombreuses pour la formation humaine des jeunes et la qualité du vivre-ensemble. Sans nier les lacunes et insuffisances du programme d’Éthique et culture religieuse douze ans après sa mise en place, nous demeurons convaincus de sa valeur, et ce, tant au plan pédagogique qu’en matière de compréhension empathique et critique des diverses traditions religieuses et visions séculières du monde ayant façonné et façonnant encore la société québécoise. Aussi sommes-nous étonnés de la précipitation, de l’improvisation et du manque de transparence dans lesquels a été annoncée la refonte majeure d’ECR par le ministre Roberge. Cela, sans avoir pris le temps de consulter en amont les acteurs du milieu de l’éducation, dont au premier chef les membres de l’Association québécoise d’éthique et culture religieuse et alors qu’aucune évaluation systématique de ce programme n’a encore été menée, bien que diverses propositions aient été mises de l’avant pour l’améliorer. Nous nous étonnons en conséquence de la pauvreté des alternatives au programme envisagées par le ministre.

Plus fondamentalement, nous pensons que la refonte annoncée d’Éthique et culture religieuse procède d’une vision appauvrie de l’éducation qui met en péril trois des héritages les plus riches des réformes issues de la Révolution tranquille, du rapport Parent (1965) et du rapport Proulx (1999). D’abord l’ambition de fonder un nouvel humanisme, en assignant à l’école le mandat de démocratiser l’accès à la culture générale humaniste qui fut trop longtemps réservée à une petite élite. Ensuite en demandant à l’école de contribuer au développement spirituel des enfants, la spiritualité étant ici pensée comme dimension constitutive essentielle de la personne humaine. Enfin, en proposant d’offrir à tous les enfants québécois un parcours de formation leur permettant de s’initier au discernement éthique et d’étudier les diverses traditions religieuses et philosophiques ayant façonné le Québec d’aujourd’hui, afin de contribuer à la connaissance de soi, à la reconnaissance de l’autre et à la poursuite du bien commun, par le biais du dialogue et de la délibération démocratique.

Or, ces trois héritages sont mis en péril par le projet de loi 40 qui vient d’être adopté par l’Assemblée nationale du Québec, et qui entend retirer toute allusion au développement spirituel de l’enfant dans la Loi sur l’instruction publique. L’ambition du ministre Roberge de ramener le volet « culture religieuse » d’ECR à sa portion congrue abonde hélas dans le même sens.

En tant qu’institution héritière de la tradition pédagogique jésuite et de la spiritualité ignatienne, de même qu’en tant que centre d’analyse sociale défendant une laïcité pleinement démocratique, attentive à l’édification d’une culture publique commune et pluraliste, nous exhortons le ministre Roberge à ne pas agir précipitamment et à soumettre le programme d’ECR à une analyse patiente, pondérée, rigoureuse et approfondie.

Ce mémoire entend d’abord revenir sur l’enjeu de la laïcité scolaire, dont le Centre justice et foi a été l’un des promoteurs. Ce détour est nécessaire, compte tenu du fait qu’une certaine vision de la laïcité semble être sous-jacente à plusieurs décisions prises par l’actuel gouvernement au regard du fait religieux. Nous rappellerons ensuite l’importance cruciale de l’enseignement du fait religieux et des visions séculières du monde dans les écoles québécoises. Nous présenterons ensuite l’appauvrissement de l’éducation et de la culture générale que laisse entrevoir la réforme du programme d’Éthique et culture religieuse appréhendée par le ministre Roberge. Après avoir esquissé les insuffisances de la consultation déployée par le ministre, nous ferons part de nos recommandations afin de contribuer modestement à la refonte et à la bonification d’ECR.

 

 

Dès 1992, le CJF a commencé à formuler ses réflexions sur la laïcité dans le contexte du processus de déconfessionnalisation du système scolaire québécois. Bien qu’étant une institution inscrite dans la tradition catholique, sa position en faveur de la déconfessionnalisation s’est faite à partir de la conviction qu’il fallait changer le statu quo – soutenu à l’époque par l’épiscopat et d’autres instances de la société. Sa volonté de laïciser les institutions scolaires communes, et de revoir ainsi fondamentalement la présence de la religion à l’école, est en grande partie née d’un souci de prise en compte du pluralisme constitutif de notre société – et non pas uniquement pour répondre à la diversité religieuse venant d’ailleurs.

À l’époque, le terme de « laïcité ouverte[2] » marquait une spécificité québécoise par rapport à la vision républicaine et française de la laïcité. C’était la perspective adoptée par plusieurs penseurs et chercheurs du Québec – dont Julien Harvey, fondateur du CJF. Ouvert au fait religieux et à la contribution des croyantes et croyantes à la vie collective, ce modèle de laïcité plaidait en faveur de l’enseignement culturel et non- confessionnel du fait religieux dans les écoles québécoises. C’est dans cette optique que le CJF a salué la création et la mise en place du programme d’Éthique et culture religieuse (ECR).

Au fil des ans, le CJF a continué d’élargir sa réflexion sur la proposition d’une laïcité québécoise qui tienne compte des particularités de notre histoire, mais aussi du pluralisme avec lequel nous devons de plus en plus composer. Bref, une laïcité qui vise le renforcement d’une société juste et égalitaire pour aujourd’hui.

 

1.2 Définition et fonctions de la laïcité

Nous tenons à rappeler, d’entrée de jeu, que la laïcité n’est pas une valeur, mais une manière de régir le rapport entre les religions et l’État dans une société démocratique fondée sur l’égalité de tous et de toutes.

La laïcité a d’abord une fonction de séparation. Elle assure une autonomie de l’État face aux traditions religieuses et elle permet à ces dernières d’exister sans contrôle venant du politique. Le processus de séparation de l’État et de la religion ne constitue pas une fin en soi, mais vise deux finalités: l’égalité (ou la non-discrimination) et la liberté de conscience. L’égalité de toutes et tous implique que tous les individus sont protégés contre toute forme de discrimination. La liberté de conscience et de religion implique également que tous les citoyens et toutes les citoyennes ont les mêmes droits, sans égard à leur croyance ou non croyance.

La laïcité est aussi l’expression d’une neutralité de l’État. Nous considérons que ce sont les structures et les pratiques des institutions qui sont garantes de la neutralité – et non l’apparence des personnes qui y travaillent. La laïcité ne saurait en effet être confondue avec une quelconque forme d’athéisme d’État.

 

1.3 Pluralité des visions du monde et participation citoyenne en contexte séculier

Pour plusieurs personnes, la religion ouvre aux questions de sens, à l’éthique du lien social, de même qu’à la responsabilité à l’égard du bien commun et à des préoccupations à portée universelle. C’est ainsi que les croyants des diverses traditions religieuses présentes dans notre société peuvent légitimement participer à la délibération publique et contribuer à enrichir les principes civiques à la base de la culture commune du Québec.

Les questions soulevées présentement au Québec – à l’instar de nombreuses autres nations dans le monde – sur les fondements et le cadre de notre vivre-ensemble sont exigeantes et complexes. Il demeure donc essentiel d’outiller les nouvelles générations pour ces défis qui ne pourront d’ailleurs que s’accentuer. Les jeunes Québécois ont besoin de développer une compréhension des phénomènes religieux qui – qu’on le veuille ou non – seront au cœur des enjeux sociopolitiques du 21e siècle.

Les jeunes ont également besoin d’expérimenter la pratique du dialogue civique et de l’interrogation éthique dans une société où plus personne ne peut se soustraire au pluralisme des visions du monde et des valeurs. Ce qui implique, entre autres, de dépasser la dichotomie croyants/non-croyants pour se situer d’abord comme des citoyens capables de s’enrichir mutuellement dans la recherche du bien commun. C’est pourquoi l’introduction d’ECR dans toutes les écoles québécoises a été — et demeure — un apport fondamental et essentiel.

 

C’est à partir de ces réflexions que nous soulevons de nombreuses réserves à l’égard de l’intention du ministre de l’Éducation Jean-François Roberge de revoir à la baisse, sinon d’abolir le volet « culture religieuse » du programme d’Éthique et culture religieuse (ECR). Et ce, au nom de la défense de la vision (selon nous erronée) de la laïcité promue par le gouvernement de la Coalition avenir Québec. Sans nier les lacunes et insuffisances du programme d’Éthique et culture religieuse douze ans après sa mise en place, nous demeurons convaincus de sa valeur, et ce, tant au plan pédagogique qu’en matière de compréhension empathique et critique des diverses traditions religieuses ainsi que des visions séculières du monde ayant façonné et façonnant encore la société québécoise.

 

2.1 Des fondements sociopolitiques biaisés

Dépeint par certains discours nationalistes comme une forme de « trudeauisation » et comme une « fabrique du multiculturalisme », le programme d’Éthique et culture religieuse adopte pourtant une posture résolument inspirée de l’interculturalisme à la québécoise et de la culture publique commune, si chère à des penseurs souverainistes et à des adversaires du multiculturalisme tels que Gérard Bouchard et Julien Harvey. Sensible aux ancrages historiques et culturels du phénomène religieux au Québec, ECR accorde en effet une place prépondérante aux traditions juive et chrétienne, élargissant progressivement son regard aux spiritualités autochtones, puis aux autres traditions religieuses et visions séculières du monde présentes sur le territoire.

Divers cercles nationalistes promeuvent aussi l’idée que ce programme se livrerait à de « l’endoctrinement » religieux, sans pourtant en faire la démonstration. S’y ajoute l’hostilité ouverte d’adversaires déclarés de l’enseignement du fait religieux à l’école, au nom d’une vision falsifiée de la laïcité, confondue avec un athéisme d’État et cherchant à repousser la religion hors des murs de l’école et des institutions publiques, pour la cantonner dans la sphère privée. Or, cela contrevient aux principes fondateurs de la laïcité, c’est-à-dire de la neutralité religieuse des institutions étatiques et de la liberté de conscience des individus qui y œuvrent ou qui ont recours à leurs services. Cela constitue de plus un mépris de la posture critique et scientifique présente dans ECR à l’égard des religions.

Depuis 2007-2008, les formations politiques nationalistes (Action démocratique du Québec, Parti québécois, Coalition avenir Québec) multiplient les menaces contre le programme d’ECR, reprenant à leur compte les griefs adressés à l’endroit de ce cours, promettant de l’abolir à la première occasion. Dès son congrès de fondation en 2012, la Coalition avenir Québec (CAQ) avait d’ailleurs signifié son intention d’abolir ce cours.

L’ADQ-CAQ a introduit un nationalisme conservateur et une laïcité identitaire prompte à défendre les valeurs dites québécoises « contre » celles imputées aux minorités religieuses. « Au Québec, c’est comme ça qu’on vit », disait le premier ministre François Legault, peu après l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, laquelle est l’aboutissement de cette laïcité identitaire visant à repousser la religion hors du domaine civique et public.

 

2.2 L’école, un champ de bataille

L’institution scolaire semble être devenue le champ de bataille de la laïcité identitaire et du nationalisme conservateur promus par le gouvernement de François Legault. Quelques indices en rendent compte. D’abord l’ajout des enseignantes et enseignants dans la liste des agents de l’État en position dite d’autorité et auxquels la Loi sur la laïcité interdit de porter des signes religieux dans l’exercice de leurs fonctions, au mépris de la liberté de conscience et de religion de ces personnes, et malgré le fait que le rapport de la commission Bouchard-Taylor ait toujours exclu les enseignants du groupe de fonctionnaires étant investis d’un pouvoir de coercition.

Signalons aussi l’adoption récente de la loi 40, laquelle ne se contente pas d’abolir les commissions scolaires mais en profite également pour abroger toute allusion au développement spirituel des élèves dans la Loi sur l’instruction publique, ce qui, à terme, mettra en péril le service d’animation à la vie spirituelle et à l’engagement communautaire mis en place dans le réseau scolaire, dans le sillage du rapport Proulx et de la déconfessionnalisation des commissions scolaires. La décision unilatérale du ministre Roberge d’abolir le programme d’ECR s’inscrit dans cette même logique d’expulsion du religieux aux marges de la société.

Le premier ministre François Legault a certes tenté de se faire rassurant, en affirmant qu’il n’est pas question de « jeter le bébé avec l’eau du bain » et de faire disparaître toute allusion à l’histoire des religions dans le cursus scolaire. Or, pour Pascal Bérubé, chef intérimaire du Parti québécois et leader du troisième groupe d’opposition à l’Assemblée nationale, l’abolition d’ECR est un « test de cohérence » pour le gouvernement caquiste, lequel vient de faire adopter une loi interdisant le port de signes religieux aux enseignants.

 

2.3 La fin d’un compromis sociétal porteur d’avenir

C’est donc la fin de la décision prise il y a vingt ans après la déconfessionnalisation du système scolaire québécois, et qui prévoyait offrir aux enfants du Québec un enseignement culturel et non confessionnel des traditions religieuses et philosophiques, doublé d’une initiation à la démarche de réflexion et de discernement éthique. Et ce, en guise de réponse à la laïcité scolaire et aux besoins de formation des jeunes dans une école reconnue « commune, inclusive, démocratique et ouverte », avec la mise en place d’un cours dont la posture humaniste, la pédagogie dialogique et l’ancrage interculturel en ont fait un levier de découverte de soi et d’ouverture aux autres pour les jeunes Québécois.

Peut-être faut-il ajouter ici que le cours ECR, aussi imparfait soit-il, est un lieu unique permettant d’ouvrir une question pertinente dans le contexte actuel, à la fois local et international : il préfigure et anticipe quelques-uns des enjeux relatifs à l’édification d’un projet de société véritablement pluraliste. La question pertinente qu’il pose en filigrane est celle de l’influence de la question religieuse sur la sphère publique et, réciproquement, de l’éducation et des institutions communes face à cet enjeu le plus souvent appréhendé en termes de choc des civilisations. L’interdépendance des sociétés à l’échelle planétaire et les mouvements de populations actuels impliquent une politique des différences et du pluralisme qui doit tenir compte des processus d’exclusion à l’œuvre.

 

2.4 Le Québec en porte-à-faux à l’international

Évoquer la défense de la laïcité pour revoir à la baisse la place de la culture religieuse nous parait relever d’une incompréhension de la laïcité. Aux tenants d’une laïcité républicaine à la française, il convient de rappeler que la France a fait le choix d’accorder une place significative à l’étude du fait religieux dans ses écoles publiques et laïques, dans le sillage de la commission Debray. Et ce, afin de prendre acte de la diversité ethno-religieuse de la société française et de la nécessité d’outiller les jeunes générations face à la pluralité des visions du monde.

Revoir à la baisse la place de la culture religieuse et philosophique placerait donc le Québec en porte-à-faux avec un nombre croissant de nations occidentales ayant plutôt fait le choix de majorer le temps d’enseignement consacré à l’étude des faits religieux dans le cursus scolaire des élèves, tel que plaidé par diverses instances transnationales et internationales comme le Conseil de l’Europe et l’UNESCO. Comme l’observe la didacticienne Chantal Bertrand, il s’agit là d’une « solution qui fait de plus en plus consensus à l’international à la suite des travaux d’une multitude de chercheurs d’horizons différents. Ainsi, à l’instar du Québec, certains pays offrent un cours d’enseignement du fait religieux, soit le Danemark, l’Estonie, la Hollande, la Hongrie, le Royaume-Uni, la Slovénie et la Suède. En Suisse, les cantons romands offrent même un cours d’éthique et cultures religieuses ».

 

Évacuer la culture religieuse et philosophique, c’est aussi appauvrir la culture générale offerte aux jeunes générations. Des liens très forts lient donc cette réforme d’ECR à l’enjeu de l’avenir de la culture générale humaniste au Québec. Celle-là même qui était pourtant au cœur du projet de société insufflé par la Commission Parent, qui ne proposait rien de moins que de fonder un nouvel humanisme. Non seulement le rapport Parent appelait de tous ses vœux ce nouvel humanisme mais il plaidait aussi en faveur d’une valorisation et d’une démocratisation de la culture générale humaniste, dont la culture religieuse, les chefs d’œuvre artistiques et la pensée philosophique sont des composantes essentielles. Le rapport Parent se montre également sensible au développement intégral de l’enfant et de la personne humaine, y compris au plan spirituel.

En 2006, le Comité sur les affaires religieuses du ministère de l’Éducation du Québec rappelait l’importance vitale du cheminement spirituel de l’élève, c’est-à-dire «le développement de son humanité, de ce qui fait sa dignité et sa valeur, l’être humain gardant toujours la vertigineuse liberté d’être humain, de détruire en autrui comme en lui, ce qui nous fait hommes et femmes. À l’évidence, on ne naît pas humain, on le devient. L’humanité est un projet à construire et non un simple fait, un ensemble de valeurs à promouvoir, à acquérir et à développer, valeurs qui prennent appui sur la dignité de la personne, dignité reconnue dans les chartes, mais aussi dévoilée dans les grandes sagesses religieuses et séculières de ce monde, dignité qu’il ne s’agit pas tant de connaître que de reconnaître en autrui comme en soi, car la dignité vient de l’être et non de l’utilité, des accomplissements, des compétences, des richesses ou des talents ».

Ce qui n’est pas sans rappeler l’esprit de la pédagogie d’Ignace de Loyola qui fait partie de l’héritage du Centre justice et foi. C’est-à-dire « éduquer à la capacité de faire des choix libres, en incluant toutes les dimensions du discernement : des plus objectives et matérielles, aux plus subjectives et spirituelles » et « former des êtres généreux, confiants et lucides : respectueux d’autrui, préoccupés de justice sociale […] et compatissants à la souffrance de ceux, proches ou lointains, qui sont marginalisés par l’exclusion sociale, raciale, culturelle ou par la maladie ». Ce qui correspond à la posture pédagogique qui est au cœur du cours d’Éthique et culture religieuse.

En cherchant à remplacer la culture religieuse par des thèmes certes pertinents, mais au goût du jour (l’écocitoyenneté, l’éducation juridique, ou la citoyenneté numérique, par exemple), le ministre Roberge propose une vision appauvrie de la culture générale humaniste dont l’école devrait être la garante et la médiatrice. Il faut, comme le fait le cours d’ECR, continuer de donner aux jeunes générations un aperçu de la culture religieuse, présente ici et ailleurs, leur permettant d’apprécier la richesse artistique des lieux de culte, la signification des rituels, tout comme des œuvres musicales, littéraires ou autres qui animent la foi des fidèles qui y adhèrent.

 

3.1 Une vision appauvrie de la religion

Cet appauvrissement de la culture générale humaniste s’accompagne aussi d’une vision pour le moins réductrice des religions. Dans une entrevue qu’il accordait à Radio-Canada peu après avoir annoncé son intention de revoir à la baisse la place qu’occupe la culture religieuse dans le curriculum scolaire, le ministre Roberge y allait de cette déclaration à propos du futur programme d’ECR : « On va voir les religions pour ce qu’elles sont c’est-à-dire un facteur identitaire dans le monde ». La religion est donc ramenée à sa seule dimension identitaire, sinon idéologique. Dans cette vision appauvrie du fait religieux, nulle place pour les mythes et les récits fondateurs, ni pour les rites, ni même pour les règles morales, les modes de sociabilité religieuse, les patrimoines matériel et immatériel associés aux religions, ni davantage à leur influence sur les arts, la culture, les coutumes, les traditions, ou l’occupation du territoire. Et aussi, plus fondamentalement encore, les quêtes de sens.

 

3.2 Un appauvrissement du rapport à l’autre et de la culture du vivre-ensemble

Délitement de la culture générale, donc. Mais aussi appauvrissement pédagogique et civique, en termes d’ouverture au monde et de décentrement de soi. Peu après l’annonce du ministre Roberge, la didacticienne Mireille Estivalèzes rappelait la richesse de la pédagogie déployée par le programme d’ECR: « L’École, dit-elle, est par essence le lieu de l’élargissement des horizons, et la culture religieuse favorise le décentrement de soi et la découverte de l’altérité. […] Plus largement, la culture religieuse ouvre sur un au-delà de soi. Elle permet de comprendre que, depuis toujours, l’être humain se pose des questions fondamentales sur le sens de son existence, sur son destin, et qu’au fil de l’histoire de l’humanité, diverses traditions religieuses et différents courants de pensée philosophiques, ont apporté des pistes de réflexions et de réponses sur la manière de comprendre et de vivre la difficile condition humaine. À travers les très nombreuses œuvres littéraires et artistiques empreintes de références religieuses, la culture religieuse nous ouvre au langage symbolique, ainsi qu’à la recherche du sens ».

Par ailleurs, une éducation pluraliste au phénomène religieux permet de poser, dans une posture de dialogue égalitaire et ouvert, la place de certains conflits sociaux. Car aucun conflit social ou politique contemporain n’a ses causes dans la religion elle-même : il y a le plus souvent, dans leurs soubassements, des injustices, des oppressions, des conflits de pouvoir, des stratégies et injustices.

En contexte de mondialisation, nous sommes appelés à vivre une diversification toujours croissante des manières de vivre en société. Nous avons donc le devoir d’initier les jeunes à l’importance de réfléchir à une cohabitation pluraliste insérant le Québec dans le monde des cultures, ici pensé comme patrimoine commun de toute l’humanité.

 

Cette évacuation appréhendée de la culture religieuse et son possible remplacement par huit thèmes au goût du jour nous semblent être un symptôme de la vision marchande et managériale de l’éducation promue par la Coalition avenir Québec. Dans son manifeste de fondation en 2011, la CAQ plaidait en faveur d’un système d’éducation ayant comme « double objectif le développement d’une culture générale solide pour tous les citoyens et la formation d’une main-d’œuvre outillée ». Or, à l’évidence, la culture générale (sinon la culture tout court[3]) demeure le maillon faible de la perspective caquiste sur l’éducation, au profit d’une vision étroitement économiciste de l’institution scolaire, voulant qu’elle contribue d’abord et avant tout à la « formation d’une main-d’œuvre outillée », c’est-à-dire arrimée aux besoins des entreprises et du marché.

 La mise en place du programme Arrima dans le sillage de loi 9 (Loi visant à accroître la prospérité socio-économique du Québec), de même que la récente réforme du Programme de l’expérience québécoise (PEQ) sont deux illustrations éloquentes de cette propension de la CAQ à tout réduire à sa dimension économique. Cette perspective économiciste est également présente dans la loi 40 sur la gouvernance scolaire qui vient d’être adoptée par l’Assemblée nationale. Par-delà l’abolition des commissions scolaires, cette loi pilotée par le ministre Jean-François Roberge procède aussi d’une vision consumériste et marchande de l’éducation. Selon Eve-Lyne Couturier, de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), la loi 40 risque en effet d’exacerber la propension croissante des écoles publiques à imiter les écoles privées « afin d’attirer un plus grand nombre d’élèves ». Cette mise en concurrence des deux réseaux d’enseignement poussera les parents à « ‘‘magasiner’’ leur école sans égard au territoire de résidence », ce qui aura pour effet de « transform[er] chaque école en PME à la recherche de ‘‘clientèle’’ ».  

 

En annonçant son intention d’abolir ECR et de ramener à sa portion congrue le volet culture religieuse pour le remplacer par des thèmes au goût du jour, le ministre Roberge annonce clairement ses couleurs. Le formulaire de consultation « populaire » mis en ligne par le ministère ne permet pas de se porter à la défense de la culture religieuse : les citoyens-internautes sont en effet mis devant le fait accompli et doivent se prononcer sur les…. huit thèmes qui remplaceront le volet culture religieuse.

Le fait que le ministre n’ait pas consulté en amont les enseignants et leurs syndicats à propos de l’imminence de cette réforme rend compte du caractère unilatéral et idéologique de cette réforme. Tout comme d’ailleurs l’opacité de la démarche de consultation déployée par le ministère auprès des experts, sous forme de consultations à huis-clos avec des spécialistes triés sur le volet et dont l’identité est demeurée confidentielle. Ce qui laisse peu de place aux organismes de la société civile.

Le Centre justice et foi juge d’ailleurs irréaliste l’échéancier prévu par le ministre pour la refonte du cours, lequel doit être revu d’ici la fin de l’année 2020, puis faire l’objet d’un  projet pilote en 2021, en vue de son implantation définitive en 2022. Et cela, dans toutes les écoles primaires et secondaires du Québec. Cela nous parait invraisemblable dans des délais aussi courts. 

 

4.1 Une réforme mal engagée

Il est évidemment tout à fait dans l’ordre d’une saine gouvernance étatique et pédagogique que de revoir périodiquement ses programmes. Après bientôt 12 ans de rodage, ECR est mûr pour une telle révision. Des enjeux liés au programme, à ses lacunes et omissions, au matériel pédagogique, à la formation des maîtres et au régime pédagogique doivent être examinés.

Ce qui est singulier ici est qu’on ne cherche pas tant à réformer ce programme qu’à en abolir un pan essentiel. Qui plus est, en misant prioritairement sur une consultation populaire et sur l’instrumentalisation de l’opinion publique. On imagine mal un gouvernement lancer une consultation populaire demandant au public de déterminer quel genre de mathématiques ou de physique on devrait enseigner aux enfants !

C’est pourtant ce que semble faire le ministre Roberge avec cette réforme d’ECR. Alors que l’enjeu serait de revoir ce programme afin de répondre aux critiques légitimes lui ayant été adressées au fil des ans.

 

4.2 S’inspirer plutôt de la réforme des cours d’Univers social

On s’explique mal, donc, l’empressement du ministre à vouloir évacuer la culture religieuse de manière aussi radicale et à le faire de manière expéditive. D’abord parce que des solutions existent et que des propositions sont déjà sur la table. Ensuite parce que l’école québécoise n’en est pas à sa première refonte majeure dans le domaine des sciences humaines. Au cours des dernières années, des réformes majeures ont été déployées afin de revoir et aussi d’accroître la place de l’histoire et de l’éducation à la citoyenneté, désormais enseignée au primaire et à toutes les années du secondaire.

Cette révision des programmes d’histoire a certes été le théâtre de débats parfois âpres entre historiens et didacticiens quant au genre d’histoire qui devrait être mise de l’avant. Pour les tenants de l’histoire nationale, il fallait que la trajectoire singulière de la nation québécoise soit au cœur de la trame narrative enseignée aux élèves. Pour les tenants de l’histoire sociale, il fallait se livrer à une démarche de décentrement afin d’être attentifs à toutes les composantes de la courtepointe québécoise; il fallait aussi être attentifs au poids des structures sociales, aux inégalités socioéconomiques, de même qu’au rôle joué par les divers mouvements sociaux dans le façonnement du Québec d’aujourd’hui. Il en est résulté un programme hybride abordant l’histoire du Québec à la fois dans la perspective de l’histoire nationale (en troisième secondaire), puis dans celle propre à l’histoire sociale (en quatrième secondaire).

Pareille réforme a été le fruit d’une démarche patiente et concertée, attentive aux diverses interprétations du passé québécois, et élaborée en dialogue avec les experts. Or, ce qui était valable pour la réforme des programmes d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté devrait aussi l’être pour le programme Éthique et culture religieuse. Pourquoi agir avec une telle précipitation? Pourquoi ce refus de maintenir, même sous une forme entièrement renouvelée, le volet culture religieuse? En dépit des débats qui avaient cours dans la société québécoise et dans la communauté historienne quant à la place de l’histoire nationale dans le cursus scolaire, il n’a jamais été question d’en suspendre l’enseignement ou d’en abolir des pans importants. Au contraire, une formule novatrice a été mise de l’avant afin de repenser l’enseignement de l’histoire nationale afin que celle-ci reflète à la fois la fragilité historique de la nation québécoise, de même que les contributions des divers groupes sociaux au Québec d’aujourd’hui.

 

 

5.1 Recommandations

Nous recommandons au ministre, notamment de :

  

Conclusion

Dimension essentielle de la culture générale et citoyenne permettant aux jeunes générations de comprendre le monde et le Québec actuels, l’étude du fait religieux et des visions séculières du monde ne saurait être sacrifiée. Afin d’améliorer la façon de déployer cet enseignement au cours des années à venir, une réflexion approfondie et une évaluation rigoureuse doivent être menées par le gouvernement, par le biais d’études sérieuses menées auprès des acteurs du milieu scolaire, des universités, des parents et des cohortes d’élèves ayant reçu et expérimenté ce programme depuis sa mise en place. Aussi exhortons-nous le ministre Roberge à ne pas agir précipitamment et à soumettre ECR à une analyse patiente, pondérée, rigoureuse et approfondie. Un programme dont la posture humaniste, la pédagogie dialogique et l’ancrage interculturel en a fait un levier original de découverte de soi et d’ouverture aux autres pour les jeunes Québécois.

Unique au monde, cette approche pédagogique doit être bonifiée et enrichie — et non pas abolie.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Inchauspé, Paul, « Un nouvel humanisme, socle du nouveau système d’éducation proposé », Bulletin d’histoire politique, 12,2 (2004), 66-80

St-Martin, Isabelle, Peut-on parler des religions à l’école ?, Paris, Albin-Michel, 2019, 224 p.


[1] Nous reprenons ci-dessous quelques éléments des mémoires que nous avons soumis à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale lors de l’étude du projet de loi 60 (2013) et à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles (2007), éléments qui nous semblent toujours d’actualité.

[2] Lors des débats sur la déconfessionnalisation du système scolaire, le terme proposé initialement par Julien Harvey de « laïcité ouverte au fait religieux » a semblé la meilleure expression pour marquer une différence québécoise par rapport à la vision républicaine française de la laïcité. Ce modèle plaide en faveur d’une reconnaissance de l’importance de l’étude du fait religieux dans les écoles québécoises. Avec la Commission Bouchard-Taylor, en 2007-2008, on a assisté à une intensification de la polarisation du débat autour du terme adéquat pour désigner la laïcité québécoise. Aux yeux des défenseurs d’une laïcité stricte, le terme « laïcité ouverte » (et non plus « ouverte au fait religieux ») laissait sous-entendre que tout autre modèle de régulation du religieux dans l’espace public consistait implicitement à mettre en place une « laïcité fermée » et donc obtuse. Les débats ont alors complètement perdu de vue le sens initial du « ouvert au fait religieux » pour en faire caricaturalement une laïcité « ouverte à tous les accommodements », même les plus déraisonnables.

[3] La politique culturelle de gouvernement caquiste a été critiquée par divers acteurs issus des milieux de la culture. À ce sujet voir : Marie-Ève Doyon, « Le manque de culture de la CAQ », Journal de Québec, 14 mai 2019 https://www.journaldequebec.com/2019/05/14/le-manque-de-culture-de-la-caq

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Le Centre justice et foi (CJF) est un centre d’analyse sociale qui pose un regard critique sur les structures sociales, politiques, économiques, culturelles et religieuses. Il publie la revue Relations et organise différentes activités publiques, notamment les Soirées Relations. Son secteur Vivre ensemble développe une expertise sur les enjeux d’immigration, de protection des réfugiés ainsi que sur le pluralisme culturel et religieux.

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