9 novembre 2015

L’hospitalité comme lieu de révélation divine : un regard chrétien

Le thème de l’accueil et de l’hospitalité revient à maintes reprises dans l’ensemble du corpus biblique.  Il se retrouve, par exemple, dans plusieurs textes de loi du Pentateuque (Dt 10,18-19; Lv 19,33-34;  Ex 22,20;  Dt 23,16, entre autres…), ou dans des récits comme celui où Abraham offre son hospitalité aux trois étrangers (Gn 18,1-15), celui de Rahab accueillant et protégeant les espions de Josué (Jos 2) ou celui de Booz obligeant envers Ruth (Rt 2,8-16). Aussi, lorsque l’on parle de l’accueil de l’étranger, il nous vient spontanément à l’esprit la parole de Jésus en Mt 25,35 : J’étais un étranger et vous m’avez recueilli[1]. Dans les lettres pastorales, il est également question d’hospitalité, notamment dans la Première Lettre à Timothée (1Tm 3,2; 5,10[2]); dans la Lettre à Tite (1,8), la pratique de l’hospitalité fait partie des tâches des épiscopes (responsables d’églises); dans la Lettre qu’il écrit à Philémon, Paul l’exhorte à accueillir Onésime (9b-17); enfin, dans la troisième Lettre de Jean, l’auteur félicite Gaïus pour l’hospitalité qu’il offre aux étrangers (3 Jn 5-6), très appréciée de ceux-ci et dénonce le manque d’hospitalité de Diotréphès (vv.9-10).

Dans ce texte nous nous concentrerons sur les passages où le mot philoxenia (hospitalité), ou l’une de ces variantes, est explicitement utilisé[3]. Étymologiquement philoxenia veut dire amour (philo) pour l’étranger (xenos) et il sert à exprimer la pratique de l’hospitalité dans les textes que nous étudierons ici, soit : Romains 12, 1-21, Hébreux 13, 1-19 et 1 Pierre 4,7-11.  Il s’agira de voir, au-delà du sens attribué au mot  hospitalité, quelle en est la portée dans le discours des premiers chrétiens. Pour ceux-ci, l’hospitalité se limite-t-elle à bien recevoir quelqu’un qui passe par la maison ? Ce n’est certes pas exclu et c’est effectivement le cas dans certains passages mentionnés ci-haut notamment ceux tirés des Lettres pastorales, de la Lettre à Philémon et de la Troisième Lettre de Jean. Si l’hospitalité évoquée par le terme philoxenia ne se limite pas à seulement bien recevoir quelqu’un chez soi, quelle en est donc la portée ? Et surtout, la façon des premiers chrétiens de pratiquer l’hospitalité et la compréhension qu’ils en avaient, peuvent-elles alimenter la réflexion des chrétiens d’aujourd’hui face à des flux migratoires grandissants ?

Soulignons ici deux traits communs aux trois textes. Premièrement, dans les trois cas l’exhortation à pratiquer l’hospitalité est précédée d’une exhortation à s’aimer les uns les autres.

Amour fraternel == Pratiquer l’hospitalité
9Que l’amour soit sincère.

10Que l’amour fraternel vous lie d’une mutuelle affection ; rivalisez d’estime réciproque.

Romains 12

13Soyez solidaires des saints dans le besoin, exercez l’hospitalité avec empressement.

 

Romains 12

1Que l’amour fraternel demeure.

Hébreux 13

2N’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges.

Hébreux 13

8Ayez avant tout un amour constant les uns pour les autres, car l’amour couvre une multitude de péchés.

1 Pierre

9Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer.

1 Pierre

Deuxièmement, les trois textes présentent un modèle de vie ecclésiale. De plus, deux de ces trois textes, soit Romains 12 et 1 Pierre, font référence explicitement aux dons de l’Esprit Saint, du fait que les  dons de l’Esprit ils contribuent à la cohésion de l’Église du Christ.

L’hospitalité est donc présentée, dans ces trois textes, comme une mise en pratique concrète de l’amour des uns pour les autres précédemment évoqué et c’est ce même amour qui sert de ciment à la communion ecclésiale. Une Église à l’image de la Trinité divine est une Église qui accepte et assume la pluralité des sujets qui la composent.  Ce qui tient ces sujets unis ce n’est pas une réalité substantielle préalable dont ils émanent, mais plutôt la relation qu’ils entretiennent entre eux. Les relations entre les personnes de la Trinité ou entre les membres de l’Église du Christ sont ce qui assure la communion trinitaire et la communion ecclésiale. Ce qui produit une communion est ce que l’on peut appeler « Amour », c’est-à-dire une relation où il y a un être aimant et un être aimé et où, à son tour l’aimé devient aimant et l’aimant devient aimé.  Cette réciprocité crée la relation amoureuse.  C’est parce que l’on comprend les relations entre les différentes personnes de la Trinité de telle manière qu’on peut dire que Dieu est Amour. L’Église que les premières communautés souhaitaient construire en était une à l’image du Dieu trinitaire.

Les textes sur lesquels nous nous penchons parlent de l’hospitalité – qui en soi est une relation entre un être accueillant et un être accueilli – comme étant une manifestation concrète de l’amour envers son prochain, un amour qui cimente l’Église et qui l’édifie vers son idéal communautaire de communion.[4]

 Romains 12

              1Je vous exhorte donc, frères, au nom de la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là votre culte spirituel. 2Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait. 3Au nom de la grâce qui m’a été donnée, je dis à chacun d’entre vous : n’ayez pas de prétentions au-delà de ce qui est raisonnable, soyez assez raisonnables pour n’être pas prétentieux, chacun selon la mesure de foi que Dieu lui a donnée en partage. 4En effet, comme nous avons plusieurs membres en un seul corps et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, 5ainsi, à plusieurs, nous sommes un seul corps en Christ, étant tous membres les uns des autres, chacun pour sa part. 6Et nous avons des dons qui diffèrent selon la grâce qui nous a été accordée. Est-ce le don de prophétie ? Qu’on l’exerce en accord avec la foi. 7L’un a-t-il le don du service ? Qu’il serve. L’autre celui d’enseigner ? Qu’il enseigne. 8Tel autre celui d’exhorter ? Qu’il exhorte. Que celui qui donne le fasse sans calcul, celui qui préside, avec zèle, celui qui exerce la miséricorde, avec joie. 9Que l’amour soit sincère. Fuyez le mal avec horreur, attachez-vous au bien. 10Que l’amour fraternel vous lie d’une mutuelle affection ; rivalisez d’estime réciproque. 11D’un zèle sans nonchalance, d’un esprit fervent, servez le Seigneur. 12Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière. 13Soyez solidaires des saints dans le besoin, exercez l’hospitalité avec empressement. 14Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez et ne maudissez pas. 15Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. 16Soyez bien d’accord entre vous : n’ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages. 17Ne rendez à personne le mal pour le mal ; ayez à cœur de faire le bien devant tous les hommes. 18S’il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes. 19Ne vous vengez pas vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : À moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. 20Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, car, ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. 21Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien.

Ce passage, particulièrement les versets 6 à 8, est considéré par les théologies évangéliques et protestantes de façon générale comme l’une des listes de dons spirituels (voir aussi : 1 Co 12,8-10; 1 Co 12,28-30; Ep 4,11).

Les listes pauliniennes des dons de l’Esprit revêtent un caractère ministériel, et le croyant est investi, lors de son baptême dans l’Esprit, d’un ou de quelques-uns de ces dons qui lui permettront d’exercer un ministère en particulier.  Or, on remarque que l’hospitalité ne fait pas explicitement partie de ces dons, mais elle en serait plutôt une dimension transversale que l’on pourrait facilement associer au sacerdoce baptismal des chrétiens.  Tout de suite après avoir énuméré les dons, Paul  parle de l’importance de l’amour : Que l’amour soit sincère au verset 9 et : Que l’amour fraternel vous lie d’une mutuelle affection au verset 10. Ces insistances soulignent la solidité et la force attendues des relations entre frères et sœurs dans l’Église.

Après avoir parlé des fonctions spécifiques des chrétiens selon la grâce qui leur est accordée, l’auteur insiste sur l’amour comme agapè et Philadelphia comme ciment communautaire, comme fondement des relations. Il aborde ensuite l’un des effets concrets de l’amour dans l’agir du chrétien : l’amour qui se traduit par un service au Seigneur sans relâche (Rm 12,11). Enfin, Paul expose concrètement ce en quoi consiste servir le Seigneur : Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière. Soyez solidaires des saints dans le besoin, exercez l’hospitalité avec empressement. Bénissez ceux qui vous persécutent (Rm 12,12-14b).

En tant que manifestation concrète de l’amour agapè-Philadelphia, l’hospitalité peut très bien être considérée comme fruit de l’Esprit. Même si certaines traditions théologiques considèrent qu’il n’y a qu’un seul fruit de l’Esprit qui est l’amour, celui-ci se manifeste cependant en des actions concrètes; de plus, dans Romains 12,12-13 on en énumère d’autres comme la joie, la patience-persévérance et la solidarité-bonté.

Ainsi, même si l’hospitalité n’est pas spécifiquement présentée dans les listes pauliniennes comme don de l’Esprit, il n’en demeure pas moins que l’amour et l’hospitalité, qui peuvent être déduites des dons spécifiques énumérés, prennent le statut de « don universel » pour l’ensemble des baptisés. Il n’est pas difficile de percevoir dans le passage cité de la Lettre aux Romains une manifestation de l’Esprit dans l’histoire, tant dans l’ensemble de la société que dans l’Église, celle-ci conçue comme Église universelle du Christ, et non pas comme un groupe déterminé organisé par une hiérarchie.  Étant manifestation de l’amour divin qui nous est communiqué par l’Esprit, l’hospitalité devient par ce fait l’expression de la grâce sanctifiante dans l’histoire; par elle, les membres de l’Église entrent en communion.

Hébreux 13

              1Que l’amour fraternel demeure. 2N’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges. 3Souvenez-vous de ceux qui sont en prison, comme si vous étiez prisonniers avec eux, de ceux qui sont maltraités, puisque vous aussi, vous avez un corps. 4Que le mariage soit honoré de tous et le lit conjugal sans souillure, car les débauchés et les adultères, Dieu les jugera. 5Que l’amour de l’argent n’inspire pas votre conduite ; contentez-vous de ce que vous avez, car le Seigneur lui-même a dit : Non, je ne te lâcherai pas, je ne t’abandonnerai pas ! 6Si bien qu’en toute assurance nous pouvons dire : Le Seigneur est mon secours, je ne craindrai rien ;que peut me faire un homme ? 7Souvenez-vous de vos dirigeants, qui vous ont annoncé la parole de Dieu ; considérez comment leur vie s’est terminée et imitez leur foi. 8Jésus Christ est le même, hier, aujourd’hui et pour l’éternité. 9Ne vous laissez pas égarer par toutes sortes de doctrines étrangères. Car il est bon que le cœur soit fortifié par la grâce et non par des aliments, qui n’ont jamais profité à ceux qui en font une question d’observance. 10Nous avons un autel dont les desservants de la tente n’ont pas le droit de tirer leur nourriture. 11, Car les corps des animaux, dont le grand prêtre porte le sang dans le sanctuaire pour l’expiation du péché, sont brûlés hors du camp. 12C’est la raison pour laquelle Jésus, pour sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert en dehors de la porte. 13Sortons donc à sa rencontre en dehors du camp, en portant son humiliation. 14, Car nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous sommes à la recherche de la cité à venir. 15Par lui, offrons sans cesse à Dieu un sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom. 16N’oubliez pas la bienfaisance et l’entraide communautaire, car ce sont de tels sacrifices qui plaisent à Dieu. 17Obéissez à vos dirigeants et soyez-leur dociles ; car ils veillent personnellement sur vos âmes, puisqu’ils en rendront compte. Ainsi pourront-ils le faire avec joie et non en gémissant, ce qui ne tournerait pas à votre avantage. 18Priez pour nous, car nous avons la conviction d’avoir une conscience pure avec la volonté de bien nous conduire en toute occasion. 19Faites-le, je vous le demande instamment, afin que je vous sois plus vite rendu.

La phrase : N’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges, réfère à l’hospitalité dont parle le livre de la Genèse au chapitre 18, aux versets 1 à 15.  Ce passage où Abraham accueille les trois messagers constitue une clé de compréhension essentielle d’Hébreux 13 et du verset 2 en particulier, puisqu’il est une explicitation de la notion d’hospitalité que nous traitons dans ce texte.  Ce qui est relaté en Genèse 18 est compris par la théologie chrétienne comme une théophanie, c’est-à-dire un moment où le Dieu trinitaire se manifeste dans l’histoire. Ce qui est intéressant pour notre propos est que cette manifestation de Dieu dans l’histoire a lieu dans un geste d’hospitalité. Concrètement, reconnaitre Dieu à partir de la condition humaine, c’est l’accueillir, lui offrir l’hospitalité dans nos vies et dans nos cœurs.

Voyant les trois hommes arriver, Abraham s’empresse d’aller vers eux; il leur offre un repas, un espace de repos, et de l’eau pour se laver les pieds.[5] En échange, les visiteurs lui offrent une promesse, celle d’une descendance. Le verset 2 attire notre attention du fait que l’hospitalité se manifeste dans le fait d’aller à la rencontre de ceux qu’on reçoit; on retrouve cette même idée « d’aller vers » dans la Lettre aux Hébreux (He 13,12-14).

Accueillir le Christ, c’est aller à sa rencontre « en dehors du camp ». Cette idée de sortir à la rencontre de l’autre qui vient à nous n’est pas sans rappeler les exhortations du Pape François qui appelle les chrétiens à sortir de leur sclérose ecclésiale en leur proposant le chemin du migrant : « Aujourd’hui, dans cet “aller” de Jésus, sont présents les scénarios et les défis toujours nouveaux de la mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés à cette nouvelle  “sortie” missionnaire. »[6] Un peu plus loin, il invite le peuple de Dieu à « sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile. »[7] François nous invite à prendre la condition du migrant, d’aller à sa rencontre en périphérie et de relever ce nouveau défi d’accueillir l’étranger à l’exemple d’Abraham qui « sort » vers les messagers. Aujourd’hui, c’est à travers les populations crucifiées par la guerre que le Christ vient frapper à nos portes.

La Lettre aux Hébreux dit qu’en offrant l’hospitalité certains ont accueilli des anges et nous avons dit que ce texte faisait référence à Genèse 18.  Or si Genèse 18,1-15 ne parle pas d’anges, mais de trois hommes dans la suite du récit, notons que ces hommes quittent Abraham afin d’intercéder pour Sodome, et ils sont alors présentés comme des anges : Les deux anges arrivèrent le soir à Sodome alors que Loth était assis à la porte de Sodome. Il les vit, se leva pour aller à leur rencontre et se prosterna face contre terre (Gn 19,1). Loth les invite à passer la nuit chez lui et à se laver les pieds. Des hommes cernent la maison de Loth voulant avoir des relations sexuelles avec eux et Loth protège ses hôtes. L’hospitalité offerte par Loth va plus loin que simplement accueillir les étrangers, il leur offre une protection. Cette double dimension de l’hospitalité est également présente dans la Lettre aux Hébreux : à l’accueil normalement compris dans l’hospitalité s’ajoute la réalité d’une conjoncture de persécution qui pousse les chrétiens à s’accueillir les uns les autres afin de se protéger et, de cette façon, à construire l’Église malgré les actions de destruction des persécuteurs.

He 13 peut contribuer grandement à élaborer une théologie de la migration. Le passage précédemment cité, He 13,12-14, nous permet de faire un lien entre le sacerdoce royal de Jésus et l’hospitalité. L’hospitalité qu’Abraham a eu à l’égard des trois hommes – en leur offrant, entre autres choses, un repas – a un précédent dans la Genèse, dans le récit où Melkisédeq, après une victoire militaire d’Abraham, lui fournit du pain et du vin (Gen 14,18) en geste d’hospitalité. Jésus a aussi accueilli son peuple dans sa grâce en le sanctifiant par son propre sang, en souffrant en dehors des portes du sanctuaire (He 13,12). « En dehors » des portes implique un « aller vers » et fait ressortir le fait que Jésus ne s’est pas limité au sanctuaire, à ce qui est à l’intérieur de la communauté des croyants, mais aussi à l’extérieur de celle-ci. Son Église est incarnée dans le monde; il y vit et s’y incarne comme un étranger s’intégrant à  sa société d’accueil.

Saint Augustin a défini  deux types d’amour, l’amour pour soi propre de la cité terrestre, et l’amour de la cité de Dieu. L’amour pour soi selon Augustin est un anti-amour parce qu’il n’y a pas de relation entre un aimant et un aimé. Toujours selon Augustin, sans relation entre deux êtres il n’y a pas d’amour possible.

L’hospitalité est en elle-même, par sa nature, une manifestation d’amour en tant que philoxenia/amour de l’autre, et donc un geste propre aux citoyens de la cité de Dieu qui vivent dans le monde dans la condition de migrant. Nous pouvons ainsi distinguer théologiquement deux types d’accueil : « l’hospitalité » comme manifestation d’amour divin, et l’accueil propre à la cité terrestre, celui d’un amour pour soi qui est utilitariste et guidé par les besoins économiques et démographiques du pays d’accueil.

 1 Pierre

              9Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer. 10Mettez-vous, chacun selon le don qu’il a reçu, au service les uns des autres, comme de bons administrateurs de la grâce de Dieu, variée en ses effets. 11Si quelqu’un parle, que ce soit pour transmettre les paroles de Dieu ; si quelqu’un assure le service, que ce soit avec la force que Dieu accorde, afin que par Jésus Christ Dieu soit totalement glorifié, lui à qui appartiennent gloire et domination pour les siècles des siècles. Amen !

               Une lecture de la Première Lettre de Pierre dans la perspective d’une théologie de la migration demande de prendre en compte les destinataires de l’épître. On y lit : Pierre, apôtre de Jésus Christ, aux élus qui vivent en étrangers dans la dispersion, dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, l’Asie et la Bithynie (1P 1,1). Il nous faut constamment tenir compte du fait que tout ce qui est dit dans cette épître s’adresse à des personnes immigrantes, et souvent des personnes ayant fui la persécution.

                Or, tel ne peut être le cas si nous lisons bien l’adresse de la Lettre qui spécifie : aux élus qui vivent en étrangers dans la dispersion.[8] Cela suggère que les chrétiens vivant dans ces communautés ne sont pas des natifs des lieux, mais plutôt des immigrants. On pourrait même en comprendre qu’ils s’y sont réfugiés à cause d’une persécution des chrétiens, car le terme grec utilisé pour parler des étrangers est parepidemos, un étranger de passage, et non paroikos qui désigne un immigrant résident.  Le caractère temporaire de la condition migratoire laisse entendre une condition de réfugié, car le migrant forcé de quitter le lieu auquel il considère appartenir caresse intimement l’idée d’y revenir un jour lorsque la situation le permettra ou, dans le cas qui nous concerne, lorsque les persécutions cesseront.  Évidemment, lorsque la situation qui a provoqué le mouvement migratoire se perpétue, la condition du migrant est de moins en moins temporaire et, bien qu’il soit toujours étranger là où il a échoué, il en arrive à être considéré comme résident.  L’auteur de la Lettre mentionne d’ailleurs ces deux catégories de personnes en 1P 2,11 : Bien-aimés, je vous exhorte, comme des gens de passage et des étrangers.[9] Cela laisse aussi à penser qu’il y aurait eu plusieurs vagues d’immigration, donc plusieurs persécutions, et donc des immigrants chrétiens qui surviennent à différents moments de l’histoire. L’exhortation à être hospitalier s’adresserait ainsi aux chrétiens migrants des premières vagues déjà installés afin qu’ils accueillent les chrétiens des vagues migratoires postérieures.

Cette lecture de la Lettre renouvelle considérablement la compréhension de l’hospitalité qui y est évoquée. Il ne s’agirait plus alors d’une exhortation faite aux convertis locaux à bien accueillir les missionnaires chrétiens venus d’ailleurs. Une telle lecture, il faut bien l’admettre, apparait tout à fait convenable pour des missionnaires participant consciemment ou non à une entreprise coloniale plus large et qui s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Il s’agirait plutôt pour les migrants, la condition de migrant étant ainsi intrinsèque à la condition chrétienne, de recevoir leurs frères et sœurs dans la foi venus trouver refuge là où ils vivent. L’interpellation n’est plus du tout la même et combien moins confortable est-elle.

Offrir l’hospitalité ne peut donc plus se limiter à offrir gîte, repas et déférences que la dignité de l’invité, de par sa condition de missionnaire, exigerait. L’hospitalité devient protection, et exige de la personne qui accueille de sortir de son confort, qu’elle aura chèrement gagné.

L’auteur mentionne en 1P 4,7, un peu avant d’aborder le thème de l’hospitalité, que la fin de toutes choses est proche. Telle quelle, cette phrase semble donner un ton apocalyptique au texte et on l’interprétera aisément comme s’il y était dit que « la fin des temps va arriver bientôt ». S’il n’est pas nécessaire de s’attarder sur cette question, il est quand même pertinent de voir la portée possible de certains mots.  Le mot fin, ne traduit pas ici le mot grec eschaton qui signifie « la fin ultime de tout »,[10] mais il traduit plutôt le mot telos qui peut en effet vouloir dire la fin de toutes choses, mais qui est aussi utilisé pour désigner la « finalité », « l’objectif », le « but à atteindre ».  Il en va de même pour le mot proche, il peut avoir un sens temporel, c’est-à-dire que ce dont on parle aura lieu bientôt ou un sens « spatial » c’est-à-dire qu’il est déjà là, juste à côté de nous.  Selon cette compréhension on pourrait dire que ce dont on parle est « à portée de mains ».

Tenant compte de ce que nous venons de dire, nous pourrions également comprendre 4,7 comme « notre objectif est à portée de mains » et donc envisager qu’à partir du verset qui suit, l’auteur décrit tout simplement une communauté ecclésiale idéale : en exhortant ses destinataires à s’aimer les uns les autres, à offrir l’hospitalité et à servir la communauté selon les dons de l’Esprit que chaque membre a reçus. Du fait qu’elle est associée à l’amour du prochain et aux dons de l’Esprit, il est ici attribué à l’hospitalité un caractère charismatique. Et il nous faut le voir dans le sens qu’elle est porteuse de la grâce, et ce, autant parce qu’elle est engendrée par la grâce qui se manifeste dans l’amour pour l’autre, que parce qu’elle conduit au service de l’autre. L’hospitalité se conçoit alors comme moteur de la grâce divine en action dans le monde; ainsi elle contribue à concrétiser la sanctification tant de la personne qui la pratique que de celle qui en bénéficie. Par le fait même qu’elle est un véhicule efficace de la grâce, l’hospitalité peut être considérée comme acte évangélisateur et comme sacrement. Ainsi, lorsque l’on pratique l’hospitalité, « l’objectif » des chrétiens est à portée de mains.

Pistes de réflexion

En guise de conclusion, proposons quelques pistes de réflexion :

Même si la liste des dons de l’Esprit mentionnée au verset 11 du chapitre 4 de la Lettre de Pierre étudiée ci-haut est plutôt sommaire et d’une certaine façon imprécise, il est important de noter qu’elle est accompagnée d’une exhortation à être hospitalier, exactement comme pour la liste des dons de l’Esprit exposée en Romains 12. Certains théologiens évangéliques considèrent l’hospitalité comme faisant partie des dons de l’Esprit, mais ce point de vue ne fait pas l’unanimité. À partir des textes étudiés nous avons pu voir que les dons de l’Esprit peuvent se manifester dans une action à caractère social précise : l’hospitalité. Cette action, comme expression de l’amour divin à travers sa manifestation historique dans l’amour humain, relie la compréhension traditionnelle des dons de l’Esprit avec une perspective de transformation sociale habituellement laissée de côté dans la plupart des théologies évangéliques des dons spirituels.

Les théologies évangéliques et pentecôtistes des dons de l’Esprit ont intelligemment proposé des compréhensions plus incarnées de la grâce dans lesquelles l’action de celle-ci ne se limite pas au salut après la mort, mais aussi dans la vie du croyant. À travers la guérison, la glossolalie et autres miracles qui sont œuvres de l’Esprit à travers les dons de certaines personnes, la condition de « sauvé » se manifeste ici et maintenant. Or, ces dons sont généralement compris comme ayant une manifestation strictement personnelle, par une personne et pour une personne. L’hospitalité, quant à elle, a une dimension relationnelle intrinsèque, et sa pratique a indéniablement un impact sur le plan socio-ecclésial. En accueillant une personne qui souffre d’exclusion et, en faisant cela au sein d’une communauté, on brise la dynamique d’exclusion, anti-figure du royaume de Dieu. Comprendre l’hospitalité comme don de l’Esprit, c’est la comprendre comme porteuse de la grâce, porteuse du salut : et lui redonner sa dimension sociale, c’est la concevoir comme grâce agissante dans l’histoire. La pratique de l’hospitalité fait partie des fondements du royaume de Dieu et permet, dès maintenant dans l’histoire, une participation au salut.

La venue des trois visiteurs qui reçoivent l’hospitalité d’Abraham à Mambré est vue par les théologiens comme une théophanie. Nous avons vu précédemment comment ce récit a influencé les écrits épistolaires du Nouveau Testament qui traitent de l’hospitalité comme rencontre avec l’autre divin, le cas le plus évident étant Hébreux 13. Le simple fait que les auteurs de ces textes utilisent le vocable philoxenia pour parler de l’hospitalité est à lui seul évocateur. Cependant nous pouvons aussi suggérer de voir la philoxénie comme un lieu d’Incarnation plutôt qu’un lieu théophanique. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une présence de Dieu, mais l’interprétation « incarnationiste » suggérée par les textes néotestamentaires implique que la pratique de l’hospitalité appelle la présence du Christ lui-même dans la relation qui s’établit – j’étais un étranger et vous m’avez recueilli (Mt 25,35) –  et, conséquemment, que la rédemption opérée par sa présence y agit – car l’amour couvre une multitude de péchés – comme le souligne 1P 4,8 tout juste avant d’exhorter à l’hospitalité.  Dans cette perspective, c’est le Christ rédempteur qui est présent dans l’acte hospitalier et c’est l’Esprit sanctificateur qui insuffle le don permettant que l’hospitalité se pratique et s’incarne dans l’histoire. L’hospitalité ne serait plus seulement lieu de manifestation divine, mais aussi lieu de manifestation du salut – par la rédemption-sanctification – et conséquemment pierre angulaire de l’édification du Royaume dans l’histoire.

Comme nous l’avons dit précédemment, le caractère ecclésiologique des trois passages utilisés et la mention de l’amour fraternel comme source de l’action hospitalière permettent de comprendre que cette exhortation concerne l’agir chrétien envers d’autres chrétiens. Mais l’identité chrétienne de l’époque n’est pas encore celle liée à l’appartenance à une « grande religion », mais elle est plutôt une identité panreligieuse. En effet, elle réunit juifs et païens dont les credo religieux sont plutôt différents – si ce n’est opposés.

L’hospitalité « entre chrétiens » dont parlent les textes est une hospitalité interreligieuse; peu importe que l’on soit juifs ou païens d’origine, tous sont frères en Christ.  Et la question qui se pose est : faut-il adhérer au credo chrétien pour être frères en Christ ?  Cela n’avait pas lieu d’être dans les premières communautés parce que la foi chrétienne y était en voie de définition; croire en Christ dans ces communautés impliquait croire que Christ était le Sauveur, sans plus.

Aujourd’hui, cela questionne sérieusement l’attitude des chrétiens – qui vivent maintenant dans des structures institutionnelles plus développées et plurielles – pour ce qui est de l’exigence d’hospitalité envers les réfugiés et particulièrement lorsque ceux-ci sont musulmans. Pourquoi certains chrétiens hésitent-ils tant à les voir comme leurs frères et sœurs ? Si la foi au Christ pouvait aux premiers temps de l’Église unir juifs et païens, pourquoi la foi ne réussirait-elle pas à faire en sorte que musulmans et chrétiens, à tout le moins, se comprennent comme frères et sœurs croyant au même Dieu ?

La réflexion chrétienne sur l’hospitalité et le développement d’une théologie de la migration qui l’encadre en sont encore à leurs premières esquisses. L’avenir d’une telle réflexion est rempli de défis et de questionnements.  Il serait important pour les communautés chrétiennes de reprendre cette thématique de l’hospitalité telle qu’abordée dans la littérature biblique et patristique et d’en faire une relecture qui soit pertinente pour les défis d’aujourd’hui, à l’échelle internationale, mais aussi dans le contexte proprement québécois.

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[1] Toutes les citations bibliques de ce texte sont tirées de la TOB.

[2] Dans ce dernier passage, il s’agit de l’hospitalité pratiquée par les veuves.

[3] Philoxenian Rm 12,13; philoxenias He 13,2;1 P 4,9

[4] Pour une réflexion approfondie sur l’impact social et ecclésial de la communion trinitaire sur laquelle nous fondons notre compréhension de l’hospitalité comme manifestation de l’amour de Dieu à travers les relations entre les êtres humains, voir : Boff, Léonardo.  Trinité et société. Paris. Cerf. 1990 et Cambón, Enrique. La Trinidad modelo social. Madrid. Ciudad Nueva. 2000.

[5] Le lavement des pieds deviendra un puissant symbole dans la foi chrétienne, prenant pour modèle le lavement des pieds lors de la dernière Cène, et sera largement repris dans la tradition d’hospitalité monastique.

[6] Evangelii Gaudium no.20. « Aller » se réfère à une mention précédente : « Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. » François. Evangelii Gaudium no.19 citant Mt 28,19-20a.

[7] Ibid.

[8] Le texte grec dit : ἐκλεκτοῖς παρεπιδήμοις διασπορᾶς que l’on peut aussi traduire par aux élus étrangers de la diaspora.

[9] Cette traduction inverse l’ordre de la version grecque : Ἀγαπητοί, παρακαλῶ ὡς παροίκους καὶ παρεπιδήμου. Ici, les étrangers résidents paroikos sont mentionnés en premier et les étrangers de passage parepidemos en second.

[10] D’où le mot eschatologie : le discours sur les fins ultimes.

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